Comment expliquer cet inquiétant paradoxe ? Les experts du climat, les scientifiques de la nature, les journalistes alertent sans discontinuer. Les preuves attestant du réchauffement de la planète sont incontestables. Le péril aurait dû conduire depuis longtemps l’humanité à corriger ses modes de production et de consommation. C’est loin d’être le cas. Est-ce la force des habitudes, la puissance des industriels ? Ces explications sont certes audibles, mais de moins en moins convaincantes. Les autorités de toute la planète ont accepté d’agir, les entreprises modifient leurs process, les jeunes générations embrassent une nouvelle conscience avec détermination. Il ne s’agit plus d’un problème d’information.
Un éclairage majeur est fourni par la philosophie, à sa frontière avec l’anthropologie et la sociologie. Que dit-elle ? Pour l’homme, penser l’environnement est un bouleversement complet. Cela remet tout en cause. Non seulement la consommation – la partie visible du sujet – mais aussi nos structures politiques et, beaucoup plus profondément, la conception même que nous nous faisons de notre existence, de celles de nos parents et de ceux qui nous succèderont. C’est en réalité un séisme pour la pensée.
Commençons par le dernier point – et non des moindres ! – l’existence. Dans une œuvre magistrale, le philosophe allemand Hans Jonas (1903–1993) explore les conséquences des technologies inventées par l’homme au XXe siècle (1). Par rapport aux temps précédents, nous disposons désormais d’un pouvoir ultime : nous savons détruire toute la vie. Nous sommes ainsi en capacité de décider que les générations futures n’auront pas de planète, qu’elles n’existeront pas. C’est une rupture considérable dans l’histoire humaine, souligne Jonas. Jusqu’ici, la nature était un cadre permanent et auto-entretenu. Bien qu’elle fût l’objet de nombreuses études et réflexions, il n’était pas indispensable de la considérer. Pour la majorité des gens, elle dépendait simplement de Dieu !
Écartons le scénario le plus terrible et retenons celui qui se déroule sous nos yeux : l’homme a fait en sorte que la Terre soit différente pour ses enfants, qu’ils héritent d’un air et de sols dégradés. Que leurs possibilités soient restreintes puisque les ressources naturelles seront plus rares, voire épuisées. Il y aura moins d’espèces, davantage de maladies… Cela confère à la génération en vie une responsabilité inédite et vertigineuse. Celle de préserver la vie future. Pour diffuser cette responsabilité au plus grand nombre, le philosophe allemand évoque « la peur ». L’homme ne va agir dans le bon sens qu’à condition de redouter l’impact de ses actes, estime-t-il.
Pour Jonas, cette responsabilité est la définition même de l’humanité. Ce n’est donc pas si effrayant. Elle s’entend au sens de l’éthique, pas au sens juridique. Elle s’exerce vis-à-vis d’autrui et de l’avenir. On peut la comparer à la relation d’un parent avec son nouveau-né. Au passage, le philosophe allemand fournit des fondements théoriques au principe de précaution : toute technique potentiellement dangereuse doit être bannie, pour prévenir le risque d’une atteinte éventuelle à l’homme, sa santé, son existence. Par ailleurs, la définition de Jonas sonne en écho à la responsabilité au sens de Jean-Paul Sartre, établie comme corolaire de la liberté. Si nous sommes libres alors nous devons savoir répondre de nos actes.
Poussons le raffinement… Le sujet ainsi posé ouvre à la réflexion métaphysique, comme l’a souligné Laurence Hansen-Love, professeur de philosophie (2). Quels sont les droits sur nous de personnes qui n’existent pas encore ? Pourquoi l’humanité devrait-elle perdurer ? Pourquoi devrions-nous préférer l’être au non-être ? Le débat n’est pas clos, il peut encore nous occuper longtemps.
Cette conscience nouvelle se heurte aux structures humaines, construites en quelque sorte « hors-planète ». A commencer par nos institutions. Sur le plan international, l’idée de nations ne tient plus, le climat faisant fi des douanes. La création d’instances comme le GIEC ou les COP constituent certes des avancées considérables. Avant elles, les notions de crime contre l’humanité ou de patrimoine mondial ont permis de faire reculer celle de frontière.
Mais les désaccords politiques – tel le retrait des États-Unis de l’Accord de Paris ou le comportement du Brésil – montrent que cette élaboration est fragile. Si bien que certains penseurs voient la démocratie comme un frein au sauvetage du climat. Hans Jonas estimait qu’il ne fallait pas compter sur « la minorité mondiale dévergondée des sociétés démocratiques et libérales, où règne l’abondance, pour prendre des mesures autoritaires et impopulaires qui s’imposent ». Nous ne sommes pas obligés de le suivre sur ce terrain.
Sur le plan économique, le bouleversement est comparable. Comment établir le prix « social » d’une dégradation de la nature ? Peut-on quantifier le capital collectif représenté par des ressources naturelles dont on ignore les limites ? Les experts planchent sur ces sujets. L’enjeu est majeur. Il s’agit de donner aux décideurs politiques les instruments de pilotage les plus efficaces.
Dans cette remise en cause tous azimuts, quel est le rôle de chacun ? L’individu seul, mu par « la peur » comme l’évoque Hans Jonas, peut-il inverser les tendances ? Pour le philosophe français Michel Puech (3), il ne faut pas opposer, ou distinguer, les responsabilités de l’État et celles du citoyen. « Dans nos régimes démocratiques-libéraux contemporains il y a, me semble-t-il, une ‘interconnexion’ permanente entre les comportements individuels et les stratégies collectives, ce qui fait qu’on ne peut tracer de ‘frontière’ pour répartir les responsabilités (et les culpabilités) : il est plus intéressant des rechercher des synergies entre la vraie vie des individus et le cadre institutionnel qui est supposé les orienter et les aider, pas les soumettre ». Mais cette co-construction de la vie de la cité n’est pas le modèle dominant…
N.P.
POUR ALLER PLUS LOIN
(1) Hans Jonas, le Principe responsabilité, une éthique pour la civilisation technologique, CERF, 1979.
(2) https://la-philosophie.com/principe-responsabilite-jonas
(3) Auteur de Homo sapiens technologicus. Philosophie de la technologie contemporaine, philosophie de la sagesse contemporaine, Le Pommier, 2008 et Développement durable : un avenir à faire soi-même, Le Pommier, 2010.