LE CONTEXTE – En trois mois, 540 députés ont subi des injures, menaces ou des agressions, selon le président de l’Assemblée nationale Richard Ferrand. Le ministère de l’Intérieur comptabilise 1.186 responsables publics (tous mandats confondus) agressés physiquement sur les onze premiers mois de 2021. Soit une hausse de 47% par rapport à 2020. Les enquêtes sociologiques montrent par ailleurs que la violence est de plus en plus « comprise » dans l’opinion, notamment chez les jeunes. Notre article ici.
— PAR PAUL MILLOT, PROFESSEUR DE PHILOSOPHIE
La violence, avec tout ce qu’elle peut contenir d’atrocités, est une préoccupation constante pour la politique. Gouverner les cités ou diriger l’État suppose de composer avec les débordements toujours possibles des individus. Le pouvoir a comme mission de préserver la communauté des agressions en provenance de l’extérieur comme de l’intérieur, et ce en établissant et en accaparant lui-même les conditions légitimes de l’usage de la force. La justice, la police, la sécurité, l’ordre public, ne forment-ils pas le cœur des fonctions régaliennes de l’État ? Si historiquement la violence paraît donc un élément irréfragable et que la force dissuasive semble être le seul remède connu, la philosophie s’est longtemps demandé si elle n’était pas fondamentalement inacceptable.
La violence est très vite associée à un dérèglement, voire à l’absence de règle. Il est classique de la reléguer à son caractère pulsionnel et instinctif, opposée à la maîtrise de soi que permet la raison. A travers les propos de Calliclès dans le Gorgias, Platon révèle le lien essentiel qui unit violence et désir immodéré : « On doit laisser aller ses propres passions, si grandes soient-elles, et ne pas les réprimer. Au contraire, il faut être capable de mettre son courage et son intelligence au service de si grandes passions et de les assouvir avec tout ce qu’elles peuvent désirer ».
Cette position de Calliclès rejoint l’étymologie du mot violence, violentia, l’abus de force, et retrouve la figure de l’hubris, la démesure, tout aussi fascinante que repoussante pour les Grecs. En effet, où se situe la fin du désir ? Celui qui satisfait cette pulsion ne finit-il pas par désirer autre chose ? Est-on vraiment en droit de vouloir tout et n’importe quoi en dépit des conséquences sur autrui ? Sans terme définitif, le désir nous pousse dans un cycle qui ne conduira que vers davantage d’insatisfaction et de violence, ce qui revient à « apporter de l’eau dans une passoire percée ».
Le refus de la violence suppose donc la maîtrise de soi. Une telle maîtrise ne peut s’acquérir que dans une observation des lois et c’est précisément ce que récusait le déréglé Calliclès. Dans le Protagoras de Platon, le célèbre sophiste du même nom raconte le mythe de Prométhée où sont établies les conditions de la vie harmonieuse entre les hommes. Zeus ordonne à Prométhée : « Établis en outre en mon nom cette loi, que tout homme incapable de vergogne et de justice sera exterminé comme un fléau de la société ».
La vergogne qu’il préconise consiste à reléguer ses intérêts personnels pour endosser le manteau de citoyen et embrasser l’intérêt général. La justice, elle, est le respect des lois. Ces deux vertus se rejoignent au fond en une seule : la civilité. Nous le voyons, la répudiation du désir et de la puissance brutale sont les conditions de la philia, de l’amitié, ciment de la cité. La citoyenneté n’est envisageable qu’à condition que l’individu subordonne sa vie à l’arbitrage des lois.
Pour abandonner la violence, il ne suffit malheureusement pas de déclarer qu’elle est inacceptable. Il faut également reconnaître qu’elle est un moyen inefficace pour parvenir à nos fins. En ce sens, son usage devrait faire l’objet d’un calcul rationnel qui pèse les moyens et les fins. Hobbes a montré dans le Léviathan combien les hommes étaient par nature désireux de préserver leur vie et de l’intensifier par les plaisirs. À ce réalisme des « passions naturelles » qui, lorsqu’elles sont en-dehors de toute limite, conduisent à « la guerre de chacun contre chacun », il faut opposer une « puissance visible » pour que la paix règne.
Cette puissance visible est l’État, le Léviathan que les hommes ont reconnu comme nécessaire pour leur propre survie. Sa force inhérente peut-elle toujours être considérée comme de la violence ? Utilisée dans un objectif nécessaire et pour la défense de la société face à une agression, elle ne semble plus être, ici, un abus illégitime. La violence peut alors être jugée acceptable ou inacceptable selon les intentions qui président son usage.
Pour autant, n’est-il pas envisageable de penser une vie politique sans violence ? En dépit de la légitimité politique que nous venons d’évoquer, la violence s’accompagne toujours d’un caractère révoltant. Si la torture ou la peine de mort ont été justifiées au regard d’un but, leur pratique ne peut plus être approuvée. On ne saurait en effet y recourir au nom de la justice, puisqu’une justice qui donne la mort a quelque chose d’un oxymore, comme l’exprima de manière si poignante Robert Badinter devant l’Assemblée nationale en 1981 : « Demain, grâce à vous, la justice française ne sera plus une justice qui tue. Demain, grâce à vous, il n’y aura plus, pour notre honte commune, d’exécutions furtives, à l’aube, sous le dais noir, dans les prisons françaises. »
Dès lors, il convient de revenir sur l’aspect inéluctable de la violence. Et plutôt que de chercher à l’endiguer au moyen d’une autre violence prétendument plus juste ou légitime, il faudrait davantage parvenir à la faire disparaître autant qu’il est possible. Un tel vœu pourrait paraître pieux, et il serait illusoire de penser prédire un temps où la violence aurait été entièrement éradiquée. Nous pouvons néanmoins, comme le préconise Kant dans son opuscule Vers la paix perpétuelle, nous faire un « devoir de travailler à cette fin ».
D’autant que, selon lui, la nature nous aurait paradoxalement orientés vers cette finalité en nous dotant d’un égoïsme naturel, lequel nous pousse vers le gain et donc vers le « doux commerce » qu’entrevoyait Montesquieu en son temps. Le commerce fait en effet entrer les peuples en relations d’interdépendances, si bien que la guerre devient intempestive. « C’est de cette manière que la nature, par le biais des inclinations humaines elles-mêmes, garantit la paix perpétuelle. »[1]
La recherche de puissance des États, auparavant appuyée sur le développement d’une force dissuasive, pourrait de la sorte donner une place toujours plus grande à la « puissance d’argent », et à cette fin limiter le recours à la guerre . Par conséquent, là où nous pensions la violence constitutive de la nature humaine et de l’histoire, c’est par un même réalisme que nous en venons à espérer la fin de toute violence, qui nous apparaît et nous apparaîtra toujours davantage inacceptable.
[1] Kant, Vers la paix perpétuelle