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Rodolfo Clix / Pexels / CC

Quand l’État s’occupe de mon état

Dans le cadre de son par­te­na­riat avec The Caring Gal­le­ry, FONDAMENTAL éclaire la dimen­sion poli­tique des thèmes abor­dés par la gale­rie à tra­vers l’art contem­po­rain. L’exposition Poli­ti­que­ment intime (1) explore un champ phi­lo­so­phique majeur ouvert depuis l’Antiquité, qui cherche la fron­tière entre l’ordre public et la liber­té de dis­po­ser de son corps.

Jusqu’où la puis­sance publique doit-elle s’occuper de moi ? Pour­quoi devrais-je me sou­mettre à des déci­sions prises par d’autres, qui concernent ma propre inti­mi­té ou le fond de mon âme ? Ces ques­tions sont au cœur de la phi­lo­so­phie poli­tique, elles tracent les limites de l’action publique. Mais à la dif­fé­rence d’autres notions, comme, par exemple, la pré­va­lence de la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive ou la pro­hi­bi­tion de la vio­lence, les réponses semblent en per­pé­tuel mou­ve­ment, bous­cu­lées par la science ou réin­ter­ro­gées par nos valeurs.

Ain­si, la PMA, le choix d’une fin de vie ou l’usage de stu­pé­fiants relèvent d’une déci­sion qui m’appartient et qui ne concerne (en appa­rence) que moi. Or la loi pose des limites à mon action et elle est dis­cu­tée sans cesse. Au nom de l’intégrité de leurs corps, cer­tains ont bruyam­ment refu­sé la vac­ci­na­tion contre le coro­na­vi­rus. Dans l’autre sens, l’intervention des pou­voirs publics est saluée quand il s’agit de lever un tabou pour dépis­ter et soi­gner l’endométriose.

Avec quelles connais­sances et quelles valeurs peut-on jus­ti­fier, accep­ter ou refu­ser la fron­tière entre l’intime et le poli­tique ? La ques­tion a don­né lieu à une lit­té­ra­ture abon­dante. Nous pré­sen­tons ici quelques grands repères phi­lo­so­phiques et historiques.

Jusqu’à l’ère moderne, le pou­voir poli­tique ou reli­gieux recon­naît rare­ment l’individu en dehors d’un tout. Dès La Répu­blique de Pla­ton, le fonc­tion­ne­ment de la cité est assi­mi­lé à celui d’un corps humain. Le pou­voir habite les indi­vi­dus qui ne s’appartiennent pas tota­le­ment. Cette concep­tion va tra­ver­ser les âges. Elle se décline dans le catho­li­cisme par la confu­sion sym­bo­lique entre le corps du Christ, l’église et les croyants, puis cette confu­sion est reprise et entre­te­nue spi­ri­tuel­le­ment par la royauté.

La phi­lo­so­phie poli­tique anglo-saxonne, ins­pi­rée par le ratio­na­lisme fran­çais, bou­le­verse ce para­digme. Dans le Lévia­than (1651), Hobbes défend le carac­tère inalié­nable de la sécu­ri­té per­son­nelle et du droit à la vie. L’homme veut échap­per à une mort vio­lente, sum­mum de l’injustice. Dès lors, le poli­tique doit défendre la vie (valeur suprême), faire coha­bi­ter les indi­vi­dus et garan­tir la paix civile. L’État a la charge de ces mis­sions et il dis­pose des moyens de les accom­plir grâce au mono­pole de la vio­lence légitime.

En découlent l’Habeas Cor­pus (1679), inter­di­sant toute arres­ta­tion arbi­traire, et la juris­pru­dence du Com­mon law (1767), qui affirment le carac­tère sacré de l’intégrité phy­sique indi­vi­duelle : « La per­sonne doit être pro­té­gée contre les atteintes cor­po­relles d’autrui qu’elle n’a pas auto­ri­sées ». Un pro­lon­ge­ment de cette idée jus­ti­fie, aujourd’hui, la nature consti­tu­tion­nelle du droit à por­ter une arme dans treize États américains.

Cette pen­sée poli­tique (entre autres phé­no­mènes) forge la civi­li­sa­tion occi­den­tale actuelle et les valeurs que nous par­ta­geons. Le corps de cha­cun doit être recon­nu, res­pec­té, pro­té­gé. La phi­lo­so­phie bri­tan­nique est allée plus loin encore. Pour John Locke ou John Stuart Mill, ce que le corps exprime est consi­dé­ré comme légi­time et ce qu’il res­sent fonde la morale. Le droit des mino­ri­tés et les com­bats pour l’égalité reposent sur ces principes.

Dans le même temps, la phi­lo­so­phie fran­çaise est res­tée, elle empreinte de l’organicisme antique. On peut être vivant et en bonne san­té dans une pri­son, explique Jean-Jacques Rous­seau dans Le Contrat social (1762). Pour échap­per à la sou­mis­sion, les hommes doivent s’entendre entre eux et créer un « corps poli­tique » nom­mé État. Le droit de vie ou de mort est, en quelque sorte, trans­po­sé de la monar­chie au par­le­ment. La nature holiste de la royau­té est ain­si réin­ven­tée, sous une forme révo­lu­tion­naire et répu­bli­caine. L’existence cor­po­relle du citoyen n’est ici plus « un bien­fait de la nature » mais « un don condi­tion­nel de l’État », nous dit Rous­seau. L’abbé Sieyès appro­fon­dit la ques­tion en défi­nis­sant « le grand corps indi­vi­sible de la Nation ». L’individu ne s’appartient tou­jours pas tota­le­ment, donc.

Au tour­nant du XIXe siècle, la poli­tique fran­çaise se nour­rit de la science pour faire le bien. On iden­ti­fie les méca­nismes de pro­pa­ga­tion des mala­dies. Des méde­cins élus dépu­tés ont un pro­jet sani­taire : l’hygiène publique. Il faut agir sur les villes, les loge­ments, les corps. Suite logique, l’État pro­vi­dence est inven­té au début du XXe siècle avec les lois en faveur des malades, des infirmes et des per­sonnes âgées. Le minis­tère de la San­té est créé en 1920. Les choix démo­cra­tiques ont, ici, accom­pa­gné le pro­grès collectif. 

Fou­cault (La Volon­té de savoir, 1976) offre une lec­ture cri­tique radi­cale d’un pou­voir qu’il renomme « bio-pou­voir » puisque celui-ci traite de la nata­li­té, de la lon­gé­vi­té, de la mor­ta­li­té, etc. Son essence pro­fonde ?  Exer­cer la domi­na­tion, l’interdiction, la contrainte sur les indi­vi­dus. « Le pou­voir, en der­nier res­sort, c’est la répres­sion », écrit-il. Le corps de cha­cun est son objec­tif et il dis­pose pour le contrô­ler de moyens tech­no­lo­giques de plus en plus puis­sants. Autre­ment dit, la liber­té serait un com­bat per­ma­nent. L’in­di­gna­tion jus­ti­fie de nom­breux mouvements.

Reste que la France s’est conver­tie pro­gres­si­ve­ment à l’individualisme poli­tique. Le droit fran­çais a consa­cré l’inviolabilité et la non-patri­mo­nia­li­té du corps humain à tra­vers les lois de bioé­thique de 1994. La PMA est l’un des abou­tis­se­ments de cette démarche. Face aux ques­tions posées par la science et la morale, il s’agit de conci­lier la liber­té fon­da­men­tale de dis­po­ser de son corps et le res­pect de la plu­ra­li­té des opi­nions en démo­cra­tie. Les pou­voirs publics sont en per­ma­nence confron­tés à la néces­si­té de défi­nir ce qui est accep­table et ce qui ne l’est pas, ce qui est juste ou injuste. Pour y répondre, le pays a inven­té un pro­ces­sus déli­bé­ra­tif régu­lier et sin­gu­lier, qui pri­vi­lé­gie la recherche du consen­sus sans le tenir pour éternel.

EN SAVOIR PLUS

(1) Com­mu­ni­qué. FONDAMENTAL s’en­gage aux côtés de The Caring Gallery