Dans le cadre de son partenariat avec The Caring Gallery, FONDAMENTAL publie cet article de philosophie accompagnant l’exposition « Près des yeux, près du coeur », où neuf artistes contemporains explorent la relation entre l’homme et la nature. Le rapport à la politique est direct : la philosophie et la science fondent le droit animalier et ses évolutions.
La question est un classique du débat philosophique. Pourquoi devrions-nous venir en secours à un cochon, un scarabée ou une grenouille qui, eux, ne lèveront jamais une patte pour nous ? Quel est le sens de l’amende à payer pour maltraitance d’un chaton, quand celui-ci restera impuni s’il me griffe ? Depuis l’Antiquité, les philosophes s’interrogent sur la considération à accorder à la faune. La littérature est nourrie et les auteurs abondent mais on peut distinguer deux grandes conceptions : l’animal-objet et l’animal-sensible.
Commençons par l’animal-objet. Longtemps, la pensée occidentale a rangé les bêtes parmi les supplétifs de l’humain. Dans la religion catholique, l’homme est la création la plus proche de Dieu. Il est au sommet du monde vivant et la Genèse l’autorise à exploiter les autres créatures : « Soyez féconds et prolifiques, remplissez la Terre et dominez là. Soumettez les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et toute bête qui remue sur la Terre ». Après tout, il faut aussi se nourrir…
Au XVIIe siècle, Descartes pousse cette logique jusqu’au bout et la radicalise. Pour lui, l’animal est une machine : il réagit toujours de la même façon aux stimuli, il répond aux ordres comme un esclave… Les animaux sont tellement prévisibles qu’ils se comportent « comme des horloges », explique-t-il dans sa Lettre au marquis de Newcastle (1646). Pour le père du rationalisme, la cause est entendue. Même un idiot peut parler et exprimer sa pensée, fut-elle sotte, ce qu’aucune boule de poils ou de plumes ne fera jamais. On est loin de la « cause animale » !
— On condamne la maltraitance, on interdit l’extermination des espèces
Au siècle suivant, les philosophes des Lumières vont en débattre, étudier les bêtes, nuancer l’héritage catholique. Voltaire loue les capacités des oiseaux qui adaptent leur nid aux branches ou aux angles des toits, et celles du chien qui apprend de son maître. Rousseau va beaucoup plus loin. Dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), il avance l’idée de l’animal-sensible : « Il semble (…) que si je suis obligé de ne faire aucun mal à mon semblable, c’est moins parce qu’il est un être raisonnable que parce qu’il est un être sensible : qualité qui, étant commune à la bête et à l’homme, doit au moins donner à l’une le droit de n’être point maltraitée inutilement par l’autre ».
Cette pensée philosophique fonde une partie du droit animalier, celui de la protection. On condamne la maltraitance, on interdit l’extermination des espèces. Bien traiter la faune marque, au contraire, un signe de dignité, un degré supérieur d’humanité. Pour sa part, Kant écrit, dans Doctrine de la vertu (1797) que la reconnaissance envers les animaux est un « devoir de l’homme envers lui-même ».
Reste que, au regard des Lumières, les droits des animaux s’arrêtent ici. Ils restent bien distincts des personnes et leur exploitation n’est pas condamnable. Cela s’explique aisément. Pour ce courant majeur de la philosophie, c’est la raison qui doit guider la morale. La pensée érudite, scientifique, détermine ce qui est bien ou mal. Or les animaux sont dépourvus de raison, donc de morale… Ils ne peuvent pas être considérés juridiquement comme les humains.
— « Le jour viendra peut-être où le reste de la création animale obtiendra ces droits que seule la main de la tyrannie a pu lui refuser »
Dans le même temps, la pensée anglo-saxonne emprunte un autre chemin. Jeremy Bentham et plus tard John Stuart Mill définissent ce qu’on appelle l’utilitarisme. Une conception bien différente ! Ce qui compte, pour ces auteurs d’outre-Manche, c’est le bien-être individuel et collectif, « la plus grande quantité de bonheur du plus grand nombre d’individus ». Cette félicité collective est atteinte à condition que les libertés soient larges – Bentham est l’un des précurseurs du libéralisme. Et la morale ? L’action est morale lorsqu’elle permet, in fine, d’élever notre degré de satisfaction. La souffrance que l’on provoque est condamnable puisqu’elle ne sert à rien.
Dans cette conception, la morale ne dépend pas de la raison mais des émotions, qui se constatent seulement une fois l’action achevée. Ce principe est à la racine du droit anglo-saxon où l’on juge des comportements a posteriori, où la jurisprudence est reine.
Quel rapport avec les bêtes ? Dans cette logique, attenter aux animaux est immoral, sauf pour s’en protéger ou se nourrir, explique Bentham dans son Introduction aux principes de la morale et de la législation (1789). Simplement parce qu’ils peuvent exprimer une douleur qui ne nous sert… à rien. « Le jour viendra peut-être où le reste de la création animale obtiendra ces droits que seule la main de la tyrannie a pu lui refuser. Les Français ont déjà découvert que la couleur de la peau ne justifie en rien l’abandon sans recours d’un être humain aux caprices de son bourreau… Un cheval ou un chien adulte sont, indéniablement, des animaux bien plus rationnels, mais aussi bien plus loquaces qu’un nourrisson d’un jour, d’une semaine ou même d’un mois. Et, s’il en était autrement, qu’est-ce que cela changerait ? La question n’est pas : peuvent-ils penser, ni peuvent-ils parler, mais : peuvent-ils souffrir ? » Les utilitaristes défendent donc eux aussi l’animal-sensible, mais à la différence de Rousseau et des auteurs français des Lumières, ils lui reconnaissent des droits.
— « Une convergence de preuves indique que les animaux non humains disposent des substrats neuro-anatomiques, neurochimiques et neurophysiologiques des états conscients »
Au XXe siècle, la pensée anglo-saxonne va gagner du terrain à la faveur de découvertes scientifiques. On démontre que certaines espèces ont des pensées, des réflexions, une intelligence. Les mouvements écologistes s’en emparent. A mesure que la science avance, la distance entre l’homme et l’animal semble ainsi se réduire. En 2016, le tribunal de Mendoza, en Argentine, a ordonné la libération du chimpanzé Cécilia, retenu dans un zoo, au motif qu’elle devait bénéficier de l’Habeas corpus, qui interdit toute détention arbitraire. Du jamais vu. L’animal est ici devenu l’égal de l’humain.
Plus d’un siècle après Darwin, des neuroscientifiques ont établi en 2021 à Cambridge une déclaration selon laquelle « une convergence de preuves indique que les animaux non humains disposent des substrats neuro-anatomiques, neurochimiques et neurophysiologiques des états conscients ainsi que la capacité d’exprimer des comportements intentionnels ». Même conclusion, en France, de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement. En mai 2017, les experts concluent que leurs travaux tendent : « à montrer l’existence de contenus élaborés de conscience chez des espèces étudiées ».
L’écart diminue donc. Pas seulement parce que les bêtes deviendraient plus humaines à nos yeux en disposant d’une conscience et en exprimant des émotions. Mais aussi parce que l’homme, par ses propres actions destructrices ou meurtrières, a remis lui-même en question sa propre moralité. Un grand renversement ! Ou un retour quelques millénaires en arrière ? Dans l’Antiquité grecque, les dieux se transformaient en êtres sauvages ou changeaient les humains en gibier à loisir…
N.P.