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PHOTO ANDRE MOUTON/PEXELS/CC

Au nom de quoi les animaux ont-ils des droits ?

Dans le cadre de son par­te­na­riat avec The Caring Gal­le­ry, FONDAMENTAL publie cet article de phi­lo­so­phie accom­pa­gnant l’ex­po­si­tion « Près des yeux, près du coeur », où neuf artistes contem­po­rains explorent la rela­tion entre l’homme et la nature. Le rap­port à la poli­tique est direct : la phi­lo­so­phie et la science fondent le droit ani­ma­lier et ses évolutions. 

La ques­tion est un clas­sique du débat phi­lo­so­phique. Pour­quoi devrions-nous venir en secours à un cochon, un sca­ra­bée ou une gre­nouille qui, eux, ne lève­ront jamais une patte pour nous ? Quel est le sens de l’amende à payer pour mal­trai­tance d’un cha­ton, quand celui-ci res­te­ra impu­ni s’il me griffe ? Depuis l’Antiquité, les phi­lo­sophes s’interrogent sur la consi­dé­ra­tion à accor­der à la faune. La lit­té­ra­ture est nour­rie et les auteurs abondent mais on peut dis­tin­guer deux grandes concep­tions : l’animal-objet et l’animal-sensible.

Com­men­çons par l’animal-objet. Long­temps, la pen­sée occi­den­tale a ran­gé les bêtes par­mi les sup­plé­tifs de l’humain. Dans la reli­gion catho­lique, l’homme est la créa­tion la plus proche de Dieu. Il est au som­met du monde vivant et la Genèse l’autorise à exploi­ter les autres créa­tures : « Soyez féconds et pro­li­fiques, rem­plis­sez la Terre et domi­nez là. Sou­met­tez les pois­sons de la mer, les oiseaux du ciel et toute bête qui remue sur la Terre ». Après tout, il faut aus­si se nourrir…

Au XVIIe siècle, Des­cartes pousse cette logique jusqu’au bout et la radi­ca­lise. Pour lui, l’animal est une machine : il réagit tou­jours de la même façon aux sti­mu­li, il répond aux ordres comme un esclave… Les ani­maux sont tel­le­ment pré­vi­sibles qu’ils se com­portent « comme des hor­loges », explique-t-il dans sa Lettre au mar­quis de New­castle (1646). Pour le père du ratio­na­lisme, la cause est enten­due. Même un idiot peut par­ler et expri­mer sa pen­sée, fut-elle sotte, ce qu’aucune boule de poils ou de plumes ne fera jamais. On est loin de la « cause animale » !

— On condamne la mal­trai­tance, on inter­dit l’extermination des espèces

Au siècle sui­vant, les phi­lo­sophes des Lumières vont en débattre, étu­dier les bêtes, nuan­cer l’héritage catho­lique. Vol­taire loue les capa­ci­tés des oiseaux qui adaptent leur nid aux branches ou aux angles des toits, et celles du chien qui apprend de son maître. Rous­seau va beau­coup plus loin. Dans son Dis­cours sur l’origine et les fon­de­ments de l’inégalité par­mi les hommes (1755), il avance l’idée de l’animal-sensible : « Il semble (…) que si je suis obli­gé de ne faire aucun mal à mon sem­blable, c’est moins parce qu’il est un être rai­son­nable que parce qu’il est un être sen­sible : qua­li­té qui, étant com­mune à la bête et à l’homme, doit au moins don­ner à l’une le droit de n’être point mal­trai­tée inuti­le­ment par l’autre ». 

Cette pen­sée phi­lo­so­phique fonde une par­tie du droit ani­ma­lier, celui de la pro­tec­tion. On condamne la mal­trai­tance, on inter­dit l’extermination des espèces. Bien trai­ter la faune marque, au contraire, un signe de digni­té, un degré supé­rieur d’humanité. Pour sa part, Kant écrit, dans Doc­trine de la ver­tu (1797) que la recon­nais­sance envers les ani­maux est un « devoir de l’homme envers lui-même ». 

Reste que, au regard des Lumières, les droits des ani­maux s’arrêtent ici. Ils res­tent bien dis­tincts des per­sonnes et leur exploi­ta­tion n’est pas condam­nable. Cela s’explique aisé­ment. Pour ce cou­rant majeur de la phi­lo­so­phie, c’est la rai­son qui doit gui­der la morale. La pen­sée éru­dite, scien­ti­fique, déter­mine ce qui est bien ou mal. Or les ani­maux sont dépour­vus de rai­son, donc de morale… Ils ne peuvent pas être consi­dé­rés juri­di­que­ment comme les humains.

— « Le jour vien­dra peut-être où le reste de la créa­tion ani­male obtien­dra ces droits que seule la main de la tyran­nie a pu lui refu­ser »

 

Dans le même temps, la pen­sée anglo-saxonne emprunte un autre che­min. Jere­my Ben­tham et plus tard John Stuart Mill défi­nissent ce qu’on appelle l’utilitarisme. Une concep­tion bien dif­fé­rente ! Ce qui compte, pour ces auteurs d’outre-Manche, c’est le bien-être indi­vi­duel et col­lec­tif, « la plus grande quan­ti­té de bon­heur du plus grand nombre d’individus ». Cette féli­ci­té col­lec­tive est atteinte à condi­tion que les liber­tés soient larges – Ben­tham est l’un des pré­cur­seurs du libé­ra­lisme. Et la morale ? L’action est morale lorsqu’elle per­met, in fine, d’élever notre degré de satis­fac­tion. La souf­france que l’on pro­voque est condam­nable puisqu’elle ne sert à rien. 

Dans cette concep­tion, la morale ne dépend pas de la rai­son mais des émo­tions, qui se constatent seule­ment une fois l’action ache­vée. Ce prin­cipe est à la racine du droit anglo-saxon où l’on juge des com­por­te­ments a pos­te­rio­ri, où la juris­pru­dence est reine.

Quel rap­port avec les bêtes ? Dans cette logique, atten­ter aux ani­maux est immo­ral, sauf pour s’en pro­té­ger ou se nour­rir, explique Ben­tham dans son Intro­duc­tion aux prin­cipes de la morale et de la légis­la­tion (1789). Sim­ple­ment parce qu’ils peuvent expri­mer une dou­leur qui ne nous sert… à rien. « Le jour vien­dra peut-être où le reste de la créa­tion ani­male obtien­dra ces droits que seule la main de la tyran­nie a pu lui refu­ser. Les Fran­çais ont déjà décou­vert que la cou­leur de la peau ne jus­ti­fie en rien l’abandon sans recours d’un être humain aux caprices de son bour­reau… Un che­val ou un chien adulte sont, indé­nia­ble­ment, des ani­maux bien plus ration­nels, mais aus­si bien plus loquaces qu’un nour­ris­son d’un jour, d’une semaine ou même d’un mois. Et, s’il en était autre­ment, qu’est-ce que cela chan­ge­rait ? La ques­tion n’est pas : peuvent-ils pen­ser, ni peuvent-ils par­ler, mais : peuvent-ils souf­frir ? » Les uti­li­ta­ristes défendent donc eux aus­si l’animal-sensible, mais à la dif­fé­rence de Rous­seau et des auteurs fran­çais des Lumières, ils lui recon­naissent des droits.

— « Une conver­gence de preuves indique que les ani­maux non humains dis­posent des sub­strats neu­ro-ana­to­miques, neu­ro­chi­miques et neu­ro­phy­sio­lo­giques des états conscients »

Au XXe siècle, la pen­sée anglo-saxonne va gagner du ter­rain à la faveur de décou­vertes scien­ti­fiques. On démontre que cer­taines espèces ont des pen­sées, des réflexions, une intel­li­gence. Les mou­ve­ments éco­lo­gistes s’en emparent. A mesure que la science avance, la dis­tance entre l’homme et l’animal semble ain­si se réduire. En 2016, le tri­bu­nal de Men­do­za, en Argen­tine, a ordon­né la libé­ra­tion du chim­pan­zé Céci­lia, rete­nu dans un zoo, au motif qu’elle devait béné­fi­cier de l’Habeas cor­pus, qui inter­dit toute déten­tion arbi­traire. Du jamais vu. L’animal est ici deve­nu l’égal de l’humain.

 

Plus d’un siècle après Dar­win, des neu­ros­cien­ti­fiques ont éta­bli en 2021 à Cam­bridge une décla­ra­tion selon laquelle  « une conver­gence de preuves indique que les ani­maux non humains dis­posent des sub­strats neu­ro-ana­to­miques, neu­ro­chi­miques et neu­ro­phy­sio­lo­giques des états conscients ain­si que la capa­ci­té d’exprimer des com­por­te­ments inten­tion­nels ». Même conclu­sion, en France, de l’Institut natio­nal de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement. En mai 2017, les experts concluent que leurs tra­vaux tendent : « à mon­trer l’existence de conte­nus éla­bo­rés de conscience chez des espèces étu­diées ».

L’écart dimi­nue donc. Pas seule­ment parce que les bêtes devien­draient plus humaines à nos yeux en dis­po­sant d’une conscience et en expri­mant des émo­tions. Mais aus­si parce que l’homme, par ses propres actions des­truc­trices ou meur­trières, a remis lui-même en ques­tion sa propre mora­li­té. Un grand ren­ver­se­ment ! Ou un retour quelques mil­lé­naires en arrière ? Dans l’Antiquité grecque, les dieux se trans­for­maient en êtres sau­vages ou chan­geaient les humains en gibier à loisir…

N.P.