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Muhammad Rayha Haripriatna / PEXELS / CC

Pourquoi venons-nous en secours aux autres ?

Dans le cadre de son par­te­na­riat avec The Caring Gal­le­ry, FONDAMENTAL publie des éclai­rages phi­lo­so­phiques ou his­to­riques por­tant sur le thème des oeuvres pré­sen­tées. L’ex­po­si­tion « Tout ce que l’on pour­ra » (du 7 au 16 juin 2022) inter­roge le champ de notre action pour autrui. L’al­truisme est-il nor­mal ou excep­tion­nel ? Sin­cère ou mani­pu­la­teur ? Et s’il consti­tuait l’es­sence de notre humanité ? 

Quelle moti­va­tion pro­fonde conduit-elle des cen­taines de familles à héber­ger et nour­rir des incon­nus ukrai­niens qui ne parlent même pas notre langue ? Quelle force mys­té­rieuse a‑t-elle pous­sé Mama­dou Gas­sa­ma à esca­la­der une façade d’immeuble afin de sau­ver l’enfant qui ris­quait de tom­ber d’un bal­con, et qu’il n’avait jamais vu de sa vie ? Pour­quoi Coluche a‑t-il créé les Res­taus du Coeur ? Qu’est-ce qui jus­ti­fie que Bill Gates dépense sa for­tune pour soi­gner des enfants en Afrique ?

Ce type de ques­tions taraude les phi­lo­sophes et les cher­cheurs depuis la nais­sance de l’humanité. L’enjeu est cru­cial. Au fond, cela revient à vou­loir com­prendre si l’être humain est natu­rel­le­ment bon ou mau­vais. Per­sonne n’a trou­vé de réponse incontestable…

Cer­tains phi­lo­sophes clas­siques affirment que l’égoïsme se cache der­rière les bonnes actions, que l’hédonisme dirige nos choix. Cette idée est déve­lop­pée chez Jere­my Ben­tham, l’un des pères de l’utilitarisme, ou chez Tho­mas Hobbes, par exemple. Je ne viens jamais en aide de façon sin­cère mais tou­jours inté­res­sée, pour obte­nir autre chose en retour ou sim­ple­ment mon­trer de moi une bonne image. L’altruisme, ici, c’est de la com’ !

Pour­tant, on peut aus­si ver­ser une aide à une ONG tout seul dans son salon, sur son télé­phone, sans que per­sonne n’en soit témoin. Dans ce cas, agi­rait-on sim­ple­ment pour être en paix avec sa conscience ? Après tout, c’est déjà ça. Pour Emma­nuel Kant, la morale fait recu­ler le mal, il est ver­tueux que cha­cun fasse le bien de la même façon et toute action en ce sens a donc une valeur uni­ver­selle. Mais alors, la géné­ro­si­té n’aurait tou­jours rien de spon­ta­né, notre geste n’est pas durable et il ne nous rend pas néces­sai­re­ment heureux…

Mal­gré l’individualisme et le repli iden­ti­taire, nous ne par­ve­nons pas à res­ter indif­fé­rents, comme le montrent les quelques exemples cités au début de cet article. Alors, d’où cela vient-il ? Des cher­cheurs se sont deman­dé s’il exis­tait des gênes sym­pa­thiques favo­ri­sant l’attention aux autres ou, au contraire, s’il y avait un ADN de la misan­thro­pie. Dans les années 1980, le psy­cho­logue amé­ri­cain Daniel Bat­son a mené une série d’expériences avec des volon­taires. Il les a notam­ment mis en pré­sence d’une per­sonne sou­mise à des actes de tor­ture, et à d’autres subis­sant une situa­tion de grande pré­ca­ri­té. En réa­li­té, il s’agissait de comé­diens. Bat­son avait au préa­lable don­né aux par­ti­ci­pants des argu­ments suf­fi­sants pour quit­ter l’expérience ou ne pas por­ter secours aux « mal­heu­reux ». Le résul­tat fut ras­su­rant : de nom­breux « cobayes » ont offert leur sou­tien. Le cher­cheur en a déduit qu’une « empa­thie-altruisme » propre à l’humain inva­li­dait la théo­rie de l’égoïsme comme moteur unique de nos actions.

L’altruisme, l’assistance ou la phi­lan­thro­pie ne sont donc pas seule­ment des pré­ceptes moraux, sociaux ou reli­gieux. Ils vont cher­cher leur res­sort au plus pro­fond de nous. Ce com­por­te­ment humain a un fon­de­ment anthro­po­lo­gique ou onto­lo­gique. Le phi­lo­sophe Emma­nuel Levi­nas a fait de ce sujet le coeur de son œuvre. Il explique que la simple per­cep­tion de l’existence d’autrui, ce qu’il appelle son « visage », place cha­cun face à des ques­tions déterminantes.

D’abord, celle de notre pré­sence com­mune sur Terre. L’Autre (Levi­nas l’écrit avec une majus­cule) me com­mande par prin­cipe de renon­cer à la vio­lence, afin que nos vies puissent se dérou­ler. C’est le com­man­de­ment biblique : « Tu ne tue­ras point ». Cette injonc­tion – même impli­cite – fonde une éthique, un sys­tème de valeur, les règles d’un par­tage, d’un com­merce… Ses consé­quences dépassent donc lar­ge­ment le cadre d’un modus viven­di entre co-loca­taires de la planète.

Ensuite, celle de l’âme ou de la spi­ri­tua­li­té. L’Autre est impos­sible à connaître tota­le­ment. Aus­si loin que je le fré­quente, il conser­ve­ra une part indé­fi­nis­sable et pour­tant bien réelle. Pour Lévi­nas, cette « indé­fi­ni­tion » est une expé­rience de l’infini. Elle nous emporte hors du monde tan­gible. Elle ouvre une dimen­sion méta­phy­sique. Ma rela­tion à l’Autre n’est donc pas figée dans un champ ration­nel, comme entre un ven­deur et un ache­teur. Elle me dépasse.

Au bout de ce petit résu­mé à grands traits de la pen­sée dense et com­plexe de Levi­nas, l’attention que je porte à autrui est donc la preuve ultime que l’humanité existe, que la vie a bien lieu. Venir en aide à l’autre revient, en quelque sorte, à « maté­ria­li­ser » l’âme et l’existence, avant même d’y avoir acco­lé des concepts ou des mots comme soli­da­ri­té, cha­ri­té ou bien­fai­sance. Ne rien attendre de cette action prouve, jus­te­ment, que la rela­tion à autrui nous dépasse.

Mal­heu­reu­se­ment, cela ne signi­fie pas que les êtres humains soient en per­ma­nence bien­veillants… Les inté­rêts diver­gents, les repré­sen­ta­tions conflic­tuelles, les contra­dic­tions font notre quo­ti­dien. Dans la vie de la cité, c’est à la poli­tique de trou­ver des solu­tions. On déve­loppe des ins­ti­tu­tions, on crée une forme admi­nis­trée de la soli­da­ri­té. Depuis une période récente, des res­pon­sables publics se demandent aus­si com­ment sus­ci­ter davan­tage d’altruisme. Peut-on encou­ra­ger les com­por­te­ments ver­tueux sans les contraindre, sans res­treindre les liber­tés ni pui­ser dans les caisses publiques ? La réponse n’a pas encore été trouvée.