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Mikhail Nilov/Pexels/CC

Pourquoi débat-on ?

LE GOUVERNEMENT a orga­ni­sé une série de dis­cus­sions avec les oppo­si­tions et la socié­té civile : « Dia­logues de Ber­cy » sur le bud­get, « Conseil natio­nal de la Refon­da­tion », récep­tion des chefs de groupe à Mati­gnon… Le goût du débat l’emportera-t-il sur la logique du pou­voir ? À quoi sert-il d’échanger ? 

PAR HORTENSE RAYNAL

LE DÉBAT poli­tique res­semble sou­vent à une oppo­si­tion de deux avis contraires, sans aucun espoir d’ob­te­nir un accord final. Par­fois, le sen­ti­ment est grand d’assister à une « cho­ré­gra­phie » arran­gée à l’avance pour garan­tir un spec­tacle média­tique. Ain­si, le débat abat-il ?

Mais, alors, pour­quoi débat-on ?

Com­men­çons par mettre au clair les objec­tifs et les prin­cipes du débat démo­cra­tique en pas­sant par un excur­sus vers l’étymologie du verbe « débattre », qui peut nous en apprendre beau­coup. Ensuite, pen­chons-nous sur les carac­té­ris­tiques du débat poli­tique contem­po­rain. Enfin, aidons-nous de la pen­sée kan­tienne pour éta­blir les fon­de­ments d’un débat.

Débattre est au fon­de­ment de notre sys­tème poli­tique. Si on est d’accord sur tout il n’y a plus de démo­cra­tie. Si on n’est d’accord sur rien, non plus. Alors, il faut débattre. C’est d’ailleurs par ces pos­tu­lats qu’est jus­ti­fié le Grand Débat sous le pre­mier quin­quen­nat d’Emmanuel Macron. 

Les objec­tifs d’un débat sont plu­riels : per­mettre à chaque can­di­dat de s’exprimer ; infor­mer les citoyens en met­tant à dis­po­si­tion les grandes ques­tions poli­tiques ; por­ter à la connais­sance de cha­cun, les posi­tions et argu­ments des uns et des autres ; et, dans l’idéal, éclai­rer le votant à l’issue du débat. Sur ce der­nier point, l’historien Chris­tian Del­porte fait remar­quer qu’ « à la dif­fé­rence des États-Unis, l’affrontement télé­vi­sé se déroule en France dans la der­nière ligne droite de la com­pé­ti­tion » , à un moment où les opi­nions sont selon lui trop cris­tal­li­sées pour pou­voir évoluer.

Les prin­cipes (1) pour qu’un débat soit véri­ta­ble­ment un débat sont la trans­pa­rence (l’accessibilité de l’information), l’équivalence (la garan­tie pour tous de s’exprimer dans le même temps impar­ti) – et à ce titre, le film Le grand débat, de Den­zel Washing­ton (2007) est éclai­rant  – enfin, l’argumentation : il faut que l’ensemble des posi­tions expri­mées soient argumentées.

Prêts pour l’excursus ? Concer­nant la lin­guis­tique, on ne peut s’empêcher d’entendre « battre » dans le verbe « débattre ». Allons pui­ser à la source his­to­rique des paroles de musique, qui peuvent faire office de témoins des usages du voca­bu­laire. « Débat contre mes débat­teurs », de Gou­di­mel, chan­son écrite en 1562, dans cer­taines tra­duc­tions, appa­raît ain­si : « Défend-moi contre mes adver­saires » ! Cette dif­fé­rence notoire en dit long sur la séman­tique du mot « débattre », qui prend d’ailleurs dès le XVIe siècle le sens de com­bat, d’affrontement comme en témoigne une autre par­ti­tion : « Débats et sédi­tions », de Char­pen­tier, com­po­sée en 1685.

Plus près de nous, le pre­mier débat télé­vi­sé a lieu en France à l’occasion de l’élection de 1974, oppo­sant Valé­ry Gis­card d’Estaing à Fran­çois Mit­ter­rand. On en retient bien sou­vent une seule et unique phrase – com­mu­né­ment appe­lée par l’angliscisme « pun­chline » – « Vous n’avez pas le mono­pole du cœur, mon­sieur Mit­ter­rand ». Il en va de même pour le débat de 1988 où, cette fois, Fran­çois Mit­ter­rand rétorque avec malice à Jacques Chi­rac : « Mais vous avez tout à fait rai­son, Mon­sieur le Pre­mier ministre », alors que ce der­nier vient de lui deman­der expres­sé­ment de ne pas s’adresser à lui en ces termes. On ne retient rien d’autre que des bribes de phrases incom­plètes ayant pour seul but de mettre l’adversaire à terre. Pour­tant, le débat est ori­gi­nel­le­ment un temps don­né à la pen­sée argu­men­tée et déve­lop­pée, res­pec­tueuse de celle d’autrui dans une hon­nê­te­té intel­lec­tuelle, ce qui semble se perdre aujourd’hui.

Quelques fois, les débats tournent donc mal pour cer­tains par­ti­ci­pants qui n’ont de cesse de se débattre au lieu de débattre, ne pou­vant que lut­ter contre l’emprise vio­lente de leur inter­lo­cu­teur. Dans le dic­tion­naire d’aujourd’hui, l’aspect vif est bien mis en exergue, mais il men­tionne aus­si qu’un débat est avant tout un exa­men des aspects contra­dic­toires d’un sujet. Cette par­tie-là, met­tant en valeur la rigueur, est sou­vent oubliée dans la pra­tique au pro­fit de la véhémence.

Pour cer­taines écoles de pen­sée, le néo-libé­ra­lisme a tué le débat conçu comme une pen­sée longue pour le rem­pla­cer par des simu­lacres de débats ayant pour but unique de cap­ter l’attention. Alain Caillé et Mar­tine Stor­ti, entre autres, ana­lysent : le capi­ta­lisme capi­ta­lise sur le mar­ché de l’émotion créant ain­si des clashs qui vont faire le jeu des réseaux sociaux en créant de « petits clips » (sou­vent affu­blés d’une musique guer­rière sug­gé­rant la joute) qui vont atti­rer et faire réagir – et non pas pen­ser – les uti­li­sa­teurs des dits réseaux.

De plus, le débat se dérou­le­rait alors dans le sys­tème binaire de la droite et de la gauche, du pour ou du contre, des oppo­si­tions mani­chéennes qui empêchent la nuance et le déve­lop­pe­ment de la pen­sée de ce qui est entre, de la lisière, de ce qui ne se nomme pas encore.

Et si « débattre » était plu­tôt dé-battre, c’est-à-dire défaire la bataille pour aller vers une écoute véri­table d’autrui et le signe d’un res­pect mutuel ?

Chez Kant, qui dis­tingue le fait de dis­cu­ter et de dis­pu­ter d’un goût dans la Cri­tique de la Facul­té de juger, « dis­cu­ter et dis­pu­ter sont dif­fé­rents en ce que si l’on se dis­pute, on pré­fère pro­duire cet accord d’après des concepts déter­mi­nés, inter­ve­nant comme rai­son démons­tra­tive, et qu’on admet par consé­quent des concepts objec­tifs comme fon­de­ment du juge­ment ». Il semble que ce qui compte dans un débat, c’est entendre l’argument de l’autre, ne pas être d’accord, et savoir l’expliquer. L’argument doit pri­mer sur l’opinion et le juge­ment qui ne sont pas basés sur des concepts et des faits objectifs.

Alors, nous débat­tons pour entendre les argu­ments de la par­tie « adverse », sans être tou­te­fois for­cé­ment en accord avec eux, mais en pou­vant leur recon­naître leur solidité.

H.R.

(1) Voir le site de la Com­mis­sion natio­nale du débat public → https://cpdp.debatpublic.fr/cpdp-lgv-pocl/DEBAT/LES_PRINCIPES_DU_DEBAT.HTM

POUR ALLER PLUS LOIN

Den­zel Washing­ton, Le grand débat, long métrage, 2007.

Kant, Cri­tique de la Facul­té de juger, Flam­ma­rion, 1790.

Chris­tian Del­porte, Une his­toire de la séduc­tion poli­tique, Flam­ma­rion, 2011.

France Culture, Peut-on encore débattre ? émis­sion du 25 août 2022.