LE GOUVERNEMENT a organisé une série de discussions avec les oppositions et la société civile : « Dialogues de Bercy » sur le budget, « Conseil national de la Refondation », réception des chefs de groupe à Matignon… Le goût du débat l’emportera-t-il sur la logique du pouvoir ? À quoi sert-il d’échanger ?
PAR HORTENSE RAYNAL
LE DÉBAT politique ressemble souvent à une opposition de deux avis contraires, sans aucun espoir d’obtenir un accord final. Parfois, le sentiment est grand d’assister à une « chorégraphie » arrangée à l’avance pour garantir un spectacle médiatique. Ainsi, le débat abat-il ?
Mais, alors, pourquoi débat-on ?
Commençons par mettre au clair les objectifs et les principes du débat démocratique en passant par un excursus vers l’étymologie du verbe « débattre », qui peut nous en apprendre beaucoup. Ensuite, penchons-nous sur les caractéristiques du débat politique contemporain. Enfin, aidons-nous de la pensée kantienne pour établir les fondements d’un débat.
Débattre est au fondement de notre système politique. Si on est d’accord sur tout il n’y a plus de démocratie. Si on n’est d’accord sur rien, non plus. Alors, il faut débattre. C’est d’ailleurs par ces postulats qu’est justifié le Grand Débat sous le premier quinquennat d’Emmanuel Macron.
Les objectifs d’un débat sont pluriels : permettre à chaque candidat de s’exprimer ; informer les citoyens en mettant à disposition les grandes questions politiques ; porter à la connaissance de chacun, les positions et arguments des uns et des autres ; et, dans l’idéal, éclairer le votant à l’issue du débat. Sur ce dernier point, l’historien Christian Delporte fait remarquer qu’ « à la différence des États-Unis, l’affrontement télévisé se déroule en France dans la dernière ligne droite de la compétition » , à un moment où les opinions sont selon lui trop cristallisées pour pouvoir évoluer.
Les principes (1) pour qu’un débat soit véritablement un débat sont la transparence (l’accessibilité de l’information), l’équivalence (la garantie pour tous de s’exprimer dans le même temps imparti) – et à ce titre, le film Le grand débat, de Denzel Washington (2007) est éclairant – enfin, l’argumentation : il faut que l’ensemble des positions exprimées soient argumentées.
Prêts pour l’excursus ? Concernant la linguistique, on ne peut s’empêcher d’entendre « battre » dans le verbe « débattre ». Allons puiser à la source historique des paroles de musique, qui peuvent faire office de témoins des usages du vocabulaire. « Débat contre mes débatteurs », de Goudimel, chanson écrite en 1562, dans certaines traductions, apparaît ainsi : « Défend-moi contre mes adversaires » ! Cette différence notoire en dit long sur la sémantique du mot « débattre », qui prend d’ailleurs dès le XVIe siècle le sens de combat, d’affrontement comme en témoigne une autre partition : « Débats et séditions », de Charpentier, composée en 1685.
Plus près de nous, le premier débat télévisé a lieu en France à l’occasion de l’élection de 1974, opposant Valéry Giscard d’Estaing à François Mitterrand. On en retient bien souvent une seule et unique phrase – communément appelée par l’angliscisme « punchline » – « Vous n’avez pas le monopole du cœur, monsieur Mitterrand ». Il en va de même pour le débat de 1988 où, cette fois, François Mitterrand rétorque avec malice à Jacques Chirac : « Mais vous avez tout à fait raison, Monsieur le Premier ministre », alors que ce dernier vient de lui demander expressément de ne pas s’adresser à lui en ces termes. On ne retient rien d’autre que des bribes de phrases incomplètes ayant pour seul but de mettre l’adversaire à terre. Pourtant, le débat est originellement un temps donné à la pensée argumentée et développée, respectueuse de celle d’autrui dans une honnêteté intellectuelle, ce qui semble se perdre aujourd’hui.
Quelques fois, les débats tournent donc mal pour certains participants qui n’ont de cesse de se débattre au lieu de débattre, ne pouvant que lutter contre l’emprise violente de leur interlocuteur. Dans le dictionnaire d’aujourd’hui, l’aspect vif est bien mis en exergue, mais il mentionne aussi qu’un débat est avant tout un examen des aspects contradictoires d’un sujet. Cette partie-là, mettant en valeur la rigueur, est souvent oubliée dans la pratique au profit de la véhémence.
Pour certaines écoles de pensée, le néo-libéralisme a tué le débat conçu comme une pensée longue pour le remplacer par des simulacres de débats ayant pour but unique de capter l’attention. Alain Caillé et Martine Storti, entre autres, analysent : le capitalisme capitalise sur le marché de l’émotion créant ainsi des clashs qui vont faire le jeu des réseaux sociaux en créant de « petits clips » (souvent affublés d’une musique guerrière suggérant la joute) qui vont attirer et faire réagir – et non pas penser – les utilisateurs des dits réseaux.
De plus, le débat se déroulerait alors dans le système binaire de la droite et de la gauche, du pour ou du contre, des oppositions manichéennes qui empêchent la nuance et le développement de la pensée de ce qui est entre, de la lisière, de ce qui ne se nomme pas encore.
Et si « débattre » était plutôt dé-battre, c’est-à-dire défaire la bataille pour aller vers une écoute véritable d’autrui et le signe d’un respect mutuel ?
Chez Kant, qui distingue le fait de discuter et de disputer d’un goût dans la Critique de la Faculté de juger, « discuter et disputer sont différents en ce que si l’on se dispute, on préfère produire cet accord d’après des concepts déterminés, intervenant comme raison démonstrative, et qu’on admet par conséquent des concepts objectifs comme fondement du jugement ». Il semble que ce qui compte dans un débat, c’est entendre l’argument de l’autre, ne pas être d’accord, et savoir l’expliquer. L’argument doit primer sur l’opinion et le jugement qui ne sont pas basés sur des concepts et des faits objectifs.
Alors, nous débattons pour entendre les arguments de la partie « adverse », sans être toutefois forcément en accord avec eux, mais en pouvant leur reconnaître leur solidité.
H.R.
(1) Voir le site de la Commission nationale du débat public → https://cpdp.debatpublic.fr/cpdp-lgv-pocl/DEBAT/LES_PRINCIPES_DU_DEBAT.HTM
POUR ALLER PLUS LOIN
Denzel Washington, Le grand débat, long métrage, 2007.
Kant, Critique de la Faculté de juger, Flammarion, 1790.
Christian Delporte, Une histoire de la séduction politique, Flammarion, 2011.
France Culture, Peut-on encore débattre ? émission du 25 août 2022.