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Pourquoi la violence est-elle inacceptable en politique ?

LE CONTEXTE – L’as­sas­si­nat de l’in­fluen­ceur amé­ri­cain d’ex­trême-droite Char­lie Kirk, le 10 sep­tembre dans l’U­tah aux États-Unis, a remis la vio­lence poli­tique au cœur de l’ac­tua­li­té. En France, les agres­sions phy­siques contre des élus ont aug­men­té en 2024 : 250 cas ont été recen­sés (+6% en un an). 

— PAR PAUL MILLOT, PROFESSEUR DE PHILOSOPHIE

La vio­lence, avec tout ce qu’elle peut conte­nir d’atrocités, est une pré­oc­cu­pa­tion constante pour la poli­tique. Gou­ver­ner les cités ou diri­ger l’État sup­pose de com­po­ser avec les débor­de­ments tou­jours pos­sibles des indi­vi­dus. Le pou­voir a comme mis­sion de pré­ser­ver la com­mu­nau­té des agres­sions en pro­ve­nance de l’extérieur comme de l’intérieur, et ce en éta­blis­sant et en acca­pa­rant lui-même les condi­tions légi­times de l’u­sage de la force. La jus­tice, la police, la sécu­ri­té, l’ordre public, ne forment-ils pas le cœur des fonc­tions réga­liennes de l’État ? Si, his­to­ri­que­ment, la vio­lence paraît donc un élé­ment irré­fra­gable et que la force dis­sua­sive semble être le seul remède connu, la phi­lo­so­phie poli­tique conduit à se deman­der si toute vio­lence n’est pas fon­da­men­ta­le­ment inacceptable. 

La vio­lence est très vite asso­ciée à un dérè­gle­ment, voire à l’absence de règle. Il est clas­sique de la relé­guer à son carac­tère pul­sion­nel et ins­tinc­tif, oppo­sée à la maî­trise de soi que per­met la rai­son. A tra­vers les pro­pos de Cal­li­clès dans le Gor­gias, Pla­ton révèle le lien essen­tiel qui unit vio­lence et désir immo­dé­ré : « On doit lais­ser aller ses propres pas­sions, si grandes soient-elles, et ne pas les répri­mer. Au contraire, il faut être capable de mettre son cou­rage et son intel­li­gence au ser­vice de si grandes pas­sions et de les assou­vir avec tout ce qu’elles peuvent dési­rer ». 

Cette posi­tion de Cal­li­clès rejoint l’étymologie du mot vio­lence, vio­len­tia, l’abus de force, et retrouve la figure de l’hubris, la déme­sure, tout aus­si fas­ci­nante que repous­sante pour les Grecs. La force vise à satis­faire un désir. Mais où s’en situe la fin ? Celui qui se sou­met à cette pul­sion ne finit-il pas par dési­rer autre chose ? Est-on vrai­ment en droit de vou­loir tout et n’importe quoi en dépit des consé­quences sur autrui ? Sans terme défi­ni­tif, le désir nous pousse dans un cycle qui ne condui­ra que vers davan­tage d’insatisfaction et de vio­lence, ce qui revient à « appor­ter de l’eau dans une pas­soire per­cée ».

Le refus de la vio­lence sup­pose donc la maî­trise de soi. Une telle maî­trise ne peut s’acquérir que dans l’ob­ser­va­tion des lois et c’est pré­ci­sé­ment ce que récu­sait le déré­glé Cal­li­clès. Dans le Pro­ta­go­ras de Pla­ton, le célèbre sophiste du même nom raconte le mythe de Pro­mé­thée où sont éta­blies les condi­tions de la vie har­mo­nieuse entre les hommes. Zeus ordonne à Pro­mé­thée : « Éta­blis en outre en mon nom cette loi, que tout homme inca­pable de ver­gogne et de jus­tice sera exter­mi­né comme un fléau de la socié­té »

La ver­gogne qu’il pré­co­nise consiste à relé­guer ses inté­rêts per­son­nels pour endos­ser le man­teau de citoyen et embras­ser l’intérêt géné­ral. La jus­tice, elle, est le res­pect des lois. Ces deux ver­tus se rejoignent au fond en une seule : la civi­li­té. Nous le voyons, la répu­dia­tion du désir et de la puis­sance bru­tale sont les condi­tions de la phi­lia, de l’amitié, ciment de la cité. La citoyen­ne­té n’est envi­sa­geable qu’à condi­tion que l’individu subor­donne sa vie à l’arbitrage des lois.

Pour aban­don­ner la vio­lence, il ne suf­fit mal­heu­reu­se­ment pas de décla­rer qu’elle est inac­cep­table. Il faut éga­le­ment recon­naître qu’elle est un moyen inef­fi­cace pour par­ve­nir à nos fins. En ce sens, son usage devrait faire l’objet d’un cal­cul ration­nel qui pèse les moyens et les fins. Hobbes a mon­tré dans le Lévia­than com­bien les hommes étaient par nature dési­reux de pré­ser­ver leur vie et de l’intensifier par les plai­sirs. À ce réa­lisme des « pas­sions natu­relles » qui, lorsqu’elles sont en-dehors de toute limite, conduisent à « la guerre de cha­cun contre cha­cun », il faut oppo­ser une « puis­sance visible » pour que la paix règne. 

Cette puis­sance visible est l’État, le Lévia­than que les hommes ont recon­nu comme néces­saire pour leur propre sur­vie. Sa force inhé­rente peut-elle tou­jours être consi­dé­rée comme de la vio­lence ? Uti­li­sée dans un objec­tif néces­saire et pour la défense de la socié­té face à une agres­sion, elle ne semble plus être, ici, un abus illé­gi­time. La vio­lence peut alors être jugée accep­table ou inac­cep­table selon les inten­tions qui pré­sident son usage.

Pour autant, n’est-il pas envi­sa­geable de pen­ser une vie poli­tique sans vio­lence ? En dépit de la légi­ti­mi­té poli­tique que nous venons d’é­vo­quer, la vio­lence s’accompagne tou­jours d’un carac­tère révol­tant. Si la tor­ture ou la peine de mort ont été jus­ti­fiées au regard d’un but, leur pra­tique ne peut plus être approu­vée. On ne sau­rait en effet y recou­rir au nom de la jus­tice, puisqu’une jus­tice qui donne la mort a quelque chose d’un oxy­more, comme l’exprima de manière si poi­gnante Robert Badin­ter devant l’Assemblée natio­nale en 1981 : « Demain, grâce à vous, la jus­tice fran­çaise ne sera plus une jus­tice qui tue. Demain, grâce à vous, il n’y aura plus, pour notre honte com­mune, d’exécutions fur­tives, à l’aube, sous le dais noir, dans les pri­sons françaises. »

Dès lors, il convient de reve­nir sur l’aspect iné­luc­table de la vio­lence. Et plu­tôt que de cher­cher à l’endiguer au moyen d’une autre vio­lence pré­ten­du­ment plus juste ou légi­time, il fau­drait davan­tage par­ve­nir à la faire dis­pa­raître autant qu’il est pos­sible. Un tel vœu pour­rait paraître pieux, et il serait illu­soire de pen­ser pré­dire un temps où la vio­lence aurait été entiè­re­ment éra­di­quée. Nous pou­vons néan­moins, comme le pré­co­nise Kant dans son opus­cule Vers la paix per­pé­tuelle, nous faire un « devoir de tra­vailler à cette fin »

D’autant que, selon lui, la nature nous aurait para­doxa­le­ment orien­tés vers cette fina­li­té en nous dotant d’un égoïsme natu­rel, lequel nous pousse vers le gain et donc vers le « doux com­merce » qu’entrevoyait Mon­tes­quieu en son temps. Le com­merce fait en effet entrer les peuples en rela­tions d’interdépendances, si bien que la guerre devient intem­pes­tive. « C’est de cette manière que la nature, par le biais des incli­na­tions humaines elles-mêmes, garan­tit la paix per­pé­tuelle. »[1] 

La recherche de puis­sance des États, aupa­ra­vant appuyée sur le déve­lop­pe­ment d’une force dis­sua­sive, pour­rait de la sorte don­ner une place tou­jours plus grande à la « puis­sance d’argent », et à cette fin limi­ter le recours à la guerre . Par consé­quent, là où nous pen­sions la vio­lence consti­tu­tive de la nature humaine et de l’histoire, c’est par un même réa­lisme que nous en venons à espé­rer la fin de toute vio­lence, qui nous appa­raît et nous appa­raî­tra tou­jours davan­tage inacceptable.

P.M.

[1] Kant, Vers la paix per­pé­tuelle (1795).

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