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Ekatarina Bolovtsova/Pexels/CC

La justice fiscale, c’est quoi ?

L’ÉVIDENCE est telle que cet article pour­rait sem­bler inutile : il faut taxer les riches pour pou­voir don­ner aux pauvres. Le sens com­mun du terme « jus­tice fis­cale » n’appelle aucune pré­ci­sion, tout le monde le com­prend ain­si. Il sert aujourd’hui à défendre, entre autres, une taxa­tion des « ultra­riches ». Or les posi­tions sur ce thème s’ins­crivent dans des prin­cipes phi­lo­so­phiques différents. 

IL N’EXISTE aucune défi­ni­tion incon­tes­table de la « jus­tice fis­cale » (1). Il s’agit d’un choix poli­tique, donc sou­mis à la contro­verse démo­cra­tique. Loin d’être consen­suel, le sujet est âpre­ment débat­tu depuis la fin du Moyen Âge. Pour les uns, la jus­tice, c’est d’abord l’égalité. Pour d’autres, c’est sur­tout la garan­tie de la liber­té ou des condi­tions de vie. Pour faire simple, dans le pre­mier cas, on peut taxer allè­gre­ment ; dans l’autre, il ne faut pas abuser.

La liber­té est l’idée la plus ancienne. Dans cette concep­tion, on règle ses impôts afin que la police nous pro­tège, que l’armée nous défende, que les juges assurent la paix civile, etc. Cette vision contrac­tuelle tra­verse les siècles. Au milieu du XVIIIe siècle, Mon­tes­quieu explique dans L’Esprit des lois que l’impôt est « une por­tion que chaque citoyen donne de son bien pour avoir la sûre­té de l’autre ou pour en jouir agréa­ble­ment ». En 1789, Mira­beau écrit que l’impôt est « une dette com­mune des citoyens, une espèce de dédom­ma­ge­ment et le prix des avan­tages que la socié­té leur procure ».

L’impôt doit-il être le même pour tous ?

IL EST DONC JUSTE, ici, que cha­cun paye sa part, car cha­cun pro­fite des bien­faits de l’État. On peut éta­blir, disent les éco­no­mistes, une « équi­va­lence » entre la contri­bu­tion aux finances publiques et le béné­fice ou le bien-être pro­cu­ré par l’administration. Logi­que­ment, il n’est pas sou­hai­table de payer trop d’impôts, il faut en trou­ver le juste prix.

Quel est alors le mon­tant à céder au fisc ? La ques­tion se com­plique. Dans le cadre d’une nation, il est impos­sible d’individualiser la dépense publique et d’en esti­mer comp­ta­ble­ment tous les effets. Que vaut, en euros, l’avantage que mes col­lègues sachent lire, que mon com­mer­çant puisse comp­ter et que mes voi­sins ne me trans­mettent pas la variole ?

Ce n’est pas tout. L’un des pères du libé­ra­lisme, John Stuart Mill (1871) fait remar­quer, dans une démons­tra­tion par l’absurde, que les pauvres ont sans doute davan­tage besoin de la pro­tec­tion offerte par les pou­voirs publics que les riches. Dès lors, ils devraient ver­ser davan­tage d’impôts que les plus for­tu­nés. Impen­sable, évidemment.

« Trop d’impôt tue l’impôt » ? 

AUTRE DIFFICULTÉ. Si les plus dému­nis sont exo­né­rés, la charge va repo­ser davan­tage sur ceux qui gagnent bien leur vie. Pour cer­tains auteurs, cela n’est pas juste non plus. Il paraît immo­ral et décou­ra­geant de sanc­tion­ner le mérite ou l’effort, y com­pris quand le gain a été trans­for­mé en patri­moine. Au contraire, il est sou­hai­table que la puis­sance publique pro­tège la belle mai­son que j’ai pu acqué­rir grâce à mon labeur, plu­tôt qu’elle ne m’oblige à la vendre. Une idée notam­ment défen­due par John Locke au XVIIe siècle. D’une autre façon, trois cents ans plus tard, l’économiste Arthur Laf­fer mar­tè­le­ra que « trop d’impôt tue l’impôt » : plus l’on doit en payer, moins on accepte de le faire. Tra­duc­tion, si l’on sur­taxe les riches, ils s’en vont, lâchent leurs entre­prises et font grim­per le chô­mage : pous­sée trop loin, la jus­tice fis­cale pro­dui­rait l’inverse de ce qu’elle pro­met (2).

Nous voi­là dans une impasse : il ne faut pas trop prendre aux pauvres mais pas non plus aux riches. Pour sor­tir de ce casse-tête, un pan de la pen­sée anglo-saxonne pré­co­nise de taxer non pas les reve­nus mais la consom­ma­tion, puisque c’est l’usage de l’argent, à tra­vers les dépenses, qui concré­tise les inéga­li­tés. Cette convic­tion fut par­ta­gée par le prix Nobel d’économie Nicho­las Kal­dor. Dis­ciple de Keynes et conseiller des gou­ver­ne­ments tra­vaillistes, ce Bri­tan­nique a éla­bo­ré au milieu du XXe siècle un barème pro­gres­sif de taxa­tion de la consom­ma­tion, assez com­plexe… qui n’a jamais vu le jour.

Les Droits de l’Homme s’en mêlent 

L’IDÉE SEMBLE TRÈS MODERNE. Tho­mas Hobbes en avait défi­ni le prin­cipe il y près de quatre siècles dans le Lévia­than (1651) : « L’égalité d’imposition repose davan­tage sur l’égalité de ce qui est consom­mé que sur l’égalité de for­tune de ceux qui consomment ces choses. Pour quelle rai­son en effet celui qui tra­vaille beau­coup et qui, épar­gnant les fruits de son tra­vail, consomme peu, serait-il plus impo­sé que celui qui, vivant à ne rien faire, a de faibles reve­nus et les dépense inté­gra­le­ment alors que l’un ne reçoit pas de la Répu­blique plus de pro­tec­tion que l’autre ? Quand les impôts sont assis sur ce que les gens consomment, cha­cun paie éga­le­ment pour ce dont il use, et la Répu­blique n’est pas frus­trée par le gas­pillage de cer­tains particuliers ».

Mais reve­nons aux reve­nus et de ce côté-ci de la Manche. La Révo­lu­tion fran­çaise de 1789 changent la pers­pec­tive : la ver­tu de l’impôt n’est pas seule­ment de finan­cer le pays mais aus­si d’instaurer l’égalité entre les citoyens et d’agir comme un ferment de la cohé­sion natio­nale. Par rap­port aux théo­ries anté­rieures, l’intention est en quelque sorte inver­sée. Ils ins­crivent à l’article 13 de la Décla­ra­tion des droits de l’Homme : « Pour l’entretien de la force publique et pour les dépenses d’administration, une contri­bu­tion com­mune est indis­pen­sable : elle doit être éga­le­ment répar­tie entre les citoyens à rai­son de leurs facultés ».

Quand la noblesse et le clergé étaient exonérés de taille 

ON PARLE ALORS de fis­ca­li­té redis­tri­bu­tive. Jean-Jacques Rous­seau, dans son Dis­cours sur l’Économie poli­tique (1755), en avait posé les bases : « L’imposition n’en doit pas être faite seule­ment en rai­son des biens des contri­buables mais en rai­son com­po­sée de la dif­fé­rence de leurs condi­tions et du super­flu de leurs biens ». Il faut pré­ci­ser que, sous l’Ancien régime, les nobles et le cler­gé étaient exemp­tés de la taille, prin­ci­pal impôt direct, dont le mon­tant était fixé arbitrairement.

Cette défi­ni­tion ouvre la voie à l’impôt pro­gres­sif sur le reve­nu, sou­vent pré­sen­té comme le pré­lè­ve­ment la plus équi­table, dont la phi­lo­so­phie fut éla­bo­rée dès 1792 par Condor­cet. L’idée est sub­tile : sur une période don­née, chaque denier sup­plé­men­taire gagné par un indi­vi­du est davan­tage taxé que le denier pré­cé­dent. La jus­ti­fi­ca­tion ? Une énième aug­men­ta­tion est répu­tée moins utile pour sub­ve­nir à ses besoins que le salaire initial.

L’apogée de l’impôt progressif

IL FAUDRA ATTENDRE plus d’un siècle avant sa mise en oeuvre. Le pre­mier barème est créé en France durant la Pre­mière Guerre mon­diale, par le radi­cal Joseph Caillaux. D’autres pays le mettent en place, dont les États-Unis. Le débat sur le carac­tère juste ou injuste de cet impôt se foca­li­se­ra ensuite sur deux cri­tères : com­bien de ménages en sont-ils exo­né­rés, car dési­gnés comme trop pauvres, et le taux supé­rieur est-il trop éle­vé ou pas assez ? Fina­le­ment, ces deux ques­tions rejoignent les inter­ro­ga­tions évo­quées en amont, mais elles donnent cette fois-ci le moyen d’y répondre de manière adap­tée, en fonc­tion des cir­cons­tances politiques.

Dans la pra­tique, l’impôt pro­gres­sif sur le reve­nu connaît son apo­gée dans la seconde moi­tié du XXe siècle. Ensuite, les besoins de finan­ce­ment des admi­nis­tra­tions explosent, du fait de crises éco­no­miques et de dépenses sans cesse renou­ve­lées. Or l’alourdissement de l’impôt devient impo­pu­laire… Pour faire face à leurs besoins, les États (sin­gu­liè­re­ment la France) relèvent d’autres pré­lè­ve­ments comme la TVA ou la CSG. Ceux-là sont moins éga­li­taires : le mon­tant final de l’impôt est plus péna­li­sant pour une famille modeste que pour un foyer for­tu­né. Mais ces taxes sont répu­tées « indo­lores » car on ne se rend pas compte qu’on les paye. Tout en défen­dant la jus­tice, le poli­tique ne l’applique pas toujours.

N.P.

(1) comme le rap­pelle la revue Ges­tion et Finances publiques

(2) Ce type d’analyse peut aus­si conduire à une pro­po­si­tion radi­ca­le­ment dif­fé­rente : la flat tax, sou­vent défen­due par la droite (elle figu­rait au pro­gramme d’Éric Ciot­ti à la pri­maire LR). Inven­tée par deux pro­fes­seurs de Stan­ford, elle est sup­po­sée s’appliquer de manière uni­forme à tous les reve­nus. En appa­rence, l’égalité est assu­rée. Dans la pro­po­si­tion des auteurs, le taux est de 19%. Mais ce niveau est par­ti­cu­liè­re­ment éle­vé, il pro­vo­que­rait un alour­dis­se­ment de la fis­ca­li­té pour la plu­part des foyers. Et le reste à vivre devien­drait encore plus faible pour les plus pauvres.