Vous n'êtes pas connecté(e)

Recevez gratuitement nos articles

Daria Shevtsova / pexels / CC

L’écologie, un choc pour l’humanité

Com­ment expli­quer cet inquié­tant para­doxe ? Les experts du cli­mat, les scien­ti­fiques de la nature, les jour­na­listes alertent sans dis­con­ti­nuer. Les preuves attes­tant du réchauf­fe­ment de la pla­nète sont incon­tes­tables. Le péril aurait dû conduire depuis long­temps l’humanité à cor­ri­ger ses modes de pro­duc­tion et de consom­ma­tion. C’est loin d’être le cas. Est-ce la force des habi­tudes, la puis­sance des indus­triels ? Ces expli­ca­tions sont certes audibles, mais de moins en moins convain­cantes. Les auto­ri­tés de toute la pla­nète ont accep­té d’agir, les entre­prises modi­fient leurs pro­cess, les jeunes géné­ra­tions embrassent une nou­velle conscience avec déter­mi­na­tion. Il ne s’agit plus d’un pro­blème d’information. 

Un éclai­rage majeur est four­ni par la phi­lo­so­phie, à sa fron­tière avec l’anthropologie et la socio­lo­gie. Que dit-elle ? Pour l’homme, pen­ser l’environnement est un bou­le­ver­se­ment com­plet. Cela remet tout en cause. Non seule­ment la consom­ma­tion – la par­tie visible du sujet – mais aus­si nos struc­tures poli­tiques et, beau­coup plus pro­fon­dé­ment, la concep­tion même que nous nous fai­sons de notre exis­tence, de celles de nos parents et de ceux qui nous suc­cè­de­ront. C’est en réa­li­té un séisme pour la pensée.

Com­men­çons par le der­nier point – et non des moindres ! – l’existence. Dans une œuvre magis­trale, le phi­lo­sophe alle­mand Hans Jonas (1903–1993) explore les consé­quences des tech­no­lo­gies inven­tées par l’homme au XXe siècle (1). Par rap­port aux temps pré­cé­dents, nous dis­po­sons désor­mais d’un pou­voir ultime : nous savons détruire toute la vie. Nous sommes ain­si en capa­ci­té de déci­der que les géné­ra­tions futures n’auront pas de pla­nète, qu’elles n’existeront pas. C’est une rup­ture consi­dé­rable dans l’his­toire humaine, sou­ligne Jonas. Jusqu’ici, la nature était un cadre per­ma­nent et auto-entre­te­nu. Bien qu’elle fût l’objet de nom­breuses études et réflexions, il n’était pas indis­pen­sable de la consi­dé­rer. Pour la majo­ri­té des gens, elle dépen­dait sim­ple­ment de Dieu !

Écar­tons le scé­na­rio le plus ter­rible et rete­nons celui qui se déroule sous nos yeux : l’homme a fait en sorte que la Terre soit dif­fé­rente pour ses enfants, qu’ils héritent d’un air et de sols dégra­dés. Que leurs pos­si­bi­li­tés soient res­treintes puisque les res­sources natu­relles seront plus rares, voire épui­sées. Il y aura moins d’espèces, davan­tage de mala­dies… Cela confère à la géné­ra­tion en vie une res­pon­sa­bi­li­té inédite et ver­ti­gi­neuse. Celle de pré­ser­ver la vie future. Pour dif­fu­ser cette res­pon­sa­bi­li­té au plus grand nombre, le phi­lo­sophe alle­mand évoque « la peur ». L’homme ne va agir dans le bon sens qu’à condi­tion de redou­ter l’impact de ses actes, estime-t-il. 

Pour Jonas, cette res­pon­sa­bi­li­té est la défi­ni­tion même de l’hu­ma­ni­té. Ce n’est donc pas si effrayant. Elle s’entend au sens de l’éthique, pas au sens juri­dique. Elle s’exerce vis-à-vis d’autrui et de l’avenir. On peut la com­pa­rer à la rela­tion d’un parent avec son nou­veau-né. Au pas­sage, le phi­lo­sophe alle­mand four­nit des fon­de­ments théo­riques au prin­cipe de pré­cau­tion : toute tech­nique poten­tiel­le­ment dan­ge­reuse doit être ban­nie, pour pré­ve­nir le risque d’une atteinte éven­tuelle à l’homme, sa san­té, son exis­tence. Par ailleurs, la défi­ni­tion de Jonas sonne en écho à la res­pon­sa­bi­li­té au sens de Jean-Paul Sartre, éta­blie comme coro­laire de la liber­té. Si nous sommes libres alors nous devons savoir répondre de nos actes.

Pous­sons le raf­fi­ne­ment… Le sujet ain­si posé ouvre à la réflexion méta­phy­sique, comme l’a sou­li­gné Lau­rence Han­sen-Love, pro­fes­seur de phi­lo­so­phie (2). Quels sont les droits sur nous de per­sonnes qui n’existent pas encore ? Pour­quoi l’humanité devrait-elle per­du­rer ? Pour­quoi devrions-nous pré­fé­rer l’être au non-être ? Le débat n’est pas clos, il peut encore nous occu­per longtemps.

Cette conscience nou­velle se heurte aux struc­tures humaines, construites en quelque sorte « hors-pla­nète ». A com­men­cer par nos ins­ti­tu­tions. Sur le plan inter­na­tio­nal, l’idée de nations ne tient plus, le cli­mat fai­sant fi des douanes. La créa­tion d’instances comme le GIEC ou les COP consti­tuent certes des avan­cées consi­dé­rables. Avant elles, les notions de crime contre l’humanité ou de patri­moine mon­dial ont per­mis de faire recu­ler celle de frontière. 

Mais les désac­cords poli­tiques – tel le retrait des États-Unis de l’Accord de Paris ou le com­por­te­ment du Bré­sil – montrent que cette éla­bo­ra­tion est fra­gile. Si bien que cer­tains pen­seurs voient la démo­cra­tie comme un frein au sau­ve­tage du cli­mat. Hans Jonas esti­mait qu’il ne fal­lait pas comp­ter sur « la mino­ri­té mon­diale déver­gon­dée des socié­tés démo­cra­tiques et libé­rales, où règne l’abondance, pour prendre des mesures auto­ri­taires et impo­pu­laires qui s’imposent ». Nous ne sommes pas obli­gés de le suivre sur ce terrain.

Sur le plan éco­no­mique, le bou­le­ver­se­ment est com­pa­rable. Com­ment éta­blir le prix « social » d’une dégra­da­tion de la nature ? Peut-on quan­ti­fier le capi­tal col­lec­tif repré­sen­té par des res­sources natu­relles dont on ignore les limites ? Les experts planchent sur ces sujets. L’enjeu est majeur. Il s’agit de don­ner aux déci­deurs poli­tiques les ins­tru­ments de pilo­tage les plus efficaces.

Dans cette remise en cause tous azi­muts, quel est le rôle de cha­cun ? L’individu seul, mu par « la peur » comme l’évoque Hans Jonas, peut-il inver­ser les ten­dances ? Pour le phi­lo­sophe fran­çais Michel Puech (3), il ne faut pas oppo­ser, ou dis­tin­guer, les res­pon­sa­bi­li­tés de l’État et celles du citoyen. « Dans nos régimes démo­cra­tiques-libé­raux contem­po­rains il y a, me semble-t-il, une ‘inter­con­nexion’ per­ma­nente entre les com­por­te­ments indi­vi­duels et les stra­té­gies col­lec­tives, ce qui fait qu’on ne peut tra­cer de ‘fron­tière’ pour répar­tir les res­pon­sa­bi­li­tés (et les culpa­bi­li­tés) : il est plus inté­res­sant des recher­cher des syner­gies entre la vraie vie des indi­vi­dus et le cadre ins­ti­tu­tion­nel qui est sup­po­sé les orien­ter et les aider, pas les sou­mettre ». Mais cette co-construc­tion de la vie de la cité n’est pas le modèle dominant…

N.P.

POUR ALLER PLUS LOIN

(1) Hans Jonas, le Prin­cipe res­pon­sa­bi­li­té, une éthique pour la civi­li­sa­tion tech­no­lo­gique, CERF, 1979.

(2) https://la-philosophie.com/principe-responsabilite-jonas

(3) Auteur de Homo sapiens tech­no­lo­gi­cus. Phi­lo­so­phie de la tech­no­lo­gie contem­po­raine, phi­lo­so­phie de la sagesse contem­po­raine, Le Pom­mier, 2008 et Déve­lop­pe­ment durable : un ave­nir à faire soi-même, Le Pom­mier, 2010.