PAR PAUL MILLOT, PROFESSEUR DE PHILOSOPHIE
La majorité est le fondement de la démocratie. Se demander si elle a raison dans ses choix est une question décisive. On engage la capacité du peuple à agir sur un destin collectif, qui peut m’obliger à agir contre ma volonté… Malgré l’importance que nous accordons à la majorité dans notre fonctionnement politique, bien des voix se sont déjà dressées dans l’histoire contre le recours au suffrage universel que Lamartine appelait « le sphinx terrible des temps modernes, dont personne ne connaît l’oracle » et qui a aussi mis, de fait, des dictateurs au pouvoir.
On ne saurait penser que le nombre est le critère d’une bonne décision, alors que la raison n’est pas équitablement répartie parmi les hommes. Au contraire, puisque cette dernière est une chose rare et que la politique est une activité sérieuse, faut-il vraiment confier le sort de la société à la masse ? Cette vision pessimiste de la démocratie est celle de Platon dans la République. Il montre (au moyen d’un mythe) que la relative égalité exigée par toute assemblée politique ne doit pas supplanter les inégalités de facultés que l’on observe entre les personnes. « Vous qui faites partie de la cité, vous êtes tous frères (…), mais le dieu, en modelant ceux d’entre vous qui sont aptes à gouverner, a mêlé de l’or à leur substance, c’est la raison pour laquelle ils sont les plus précieux. Pour ceux qui sont aptes à devenir auxiliaires, il a mêlé de l’argent, et pour ceux qui seront le reste des cultivateurs et des artisans, il a mêlé du fer et du bronze. » Ces types d’âmes plus ou moins capables de rationalité déterminent une fonction dans la cité. Il est impensable en effet de faire de la masse des cultivateurs ou des artisans, dont l’âme est la plus éloignée de la raison (logistikon) et dont l’ardeur (thumos) est peu affirmée, des gouvernants. Une majorité d’hommes de cette nature ne pourrait voter convenablement, mais précipiterait plutôt la cité dans le chaos.
Toutefois, faire de la majorité le moteur des décisions vise moins la rationalité que la liberté. La majorité reste l’instrument privilégié d’une société qui souhaite établir et maintenir l’égalité et la liberté entre les citoyens : une personne égale une voix. Comment concilier cet idéal avec le risque que les masses soient les victimes de la démagogie et décident sans être suffisamment informées ? Jean-Jacques Rousseau affronte cette question dans le Contrat Social : « La volonté générale est toujours droite et tend toujours à l’utilité publique : mais il ne s’ensuit pas que les délibérations du peuple aient toujours la même rectitude. On veut toujours son bien, mais on ne le voit pas toujours ». Pour lui, la majorité comprise comme volonté générale est bien différente de la volonté de tous, simple agrégat des volontés de chacun, constaté lors d’un vote. La volonté générale vise toujours l’intérêt commun, tandis que la seconde ne vise que l’intérêt privé. Si le peuple peut effectivement prendre une mauvaise décision, il la prendra en pensant qu’elle était ce qui était le mieux pour la collectivité. Dès lors, faire confiance à la majorité, c’est faire confiance au peuple qui prend des décisions pour l’intérêt général et, partant, rend possible la liberté politique.
Ces principes républicains entrent cependant en conflit avec les conditions concrètes des délibérations et du vote. À l’exemple des cités antiques, Rousseau identifie les factions et les partis politiques de tailles conséquentes comme les causes des erreurs de jugement des peuples. En effet, appartenir à un groupe ou un parti, c’est adopter ses idées particulières, qui paraissent plus générales à mesure qu’elles rassemblent plus de personnes. La victoire d’un parti n’est pas en ce sens celle de la volonté générale, mais plutôt celle d’une volonté particulière élargie qui peut conduire à la tyrannie de la majorité. Alexis de Tocqueville a longuement averti contre cette dérive possible de la démocratie dans son œuvre De la Démocratie en Amérique : « Qu’est-ce donc qu’une majorité prise collectivement, sinon un individu qui a des opinions et le plus souvent des intérêts contraires à un autre individu qu’on nomme la minorité ? Or, si vous admettez qu’un homme revêtu de la toute-puissance peut en abuser contre ses adversaires, pourquoi n’admettez-vous pas la même chose pour une majorité ? ».
Une majorité qui n’exprime pas la volonté générale n’est qu’une volonté qui s’oppose à une autre et qui dispose des outils juridiques pour faire appliquer ses intentions. Pourvu donc qu’elle soit intolérante envers un groupe plus restreint, par exemple une religion ou une ethnie minoritaire dans le pays, elle serait en mesure de l’accabler sans qu’aucun recours ne soit possible. Le peuple qui se détermine par la majorité pourrait bien être ainsi un tyran, d’autant plus implacable qu’il a l’apparence du droit et le nombre de son côté.
La solution est de limiter les abus possibles de la majorité au moyen de deux leviers distincts : les droits fondamentaux et l’éducation. C’est en effet la justice universelle, supérieure aux lois des différents peuples, qui vient borner ses décisions. Tocqueville rejoue ainsi la pièce d’Antigone : « Quand donc je refuse d’obéir à une loi injuste, je ne dénie point à la majorité le droit de commander ; j’en appelle seulement de la souveraineté du peuple à la souveraineté du genre humain ». Ces droits fondamentaux s’expriment à l’échelle internationale par la Cour européenne des Droits de l’homme et à celle nationale par les différentes Constitutions constitutives d’un État de droit. Une majorité qui sortirait des limites prescrites par ces droits serait alors illégitime. Bien évidemment, de tels outils juridiques ne remplacent pas une solide éducation du peuple, qui lui apprendrait à embrasser l’intérêt général et à prendre une décision éclairée. Il nous faut dès lors, comme le prescrivait Léon Gambetta, « se retourner vers les ignorants et les déshérités, et faire du suffrage universel, qui est la force par le nombre, le pouvoir éclairé par la raison ».
P.M.