L’ÉVIDENCE est telle que cet article pourrait sembler inutile : il faut taxer les riches pour pouvoir donner aux pauvres. Le sens commun du terme « justice fiscale » n’appelle aucune précision, tout le monde le comprend ainsi. Il sert aujourd’hui à défendre, entre autres, une taxation des « ultrariches ». Or les positions sur ce thème s’inscrivent dans des principes philosophiques différents.
IL N’EXISTE aucune définition incontestable de la « justice fiscale » (1). Il s’agit d’un choix politique, donc soumis à la controverse démocratique. Loin d’être consensuel, le sujet est âprement débattu depuis la fin du Moyen Âge. Pour les uns, la justice, c’est d’abord l’égalité. Pour d’autres, c’est surtout la garantie de la liberté ou des conditions de vie. Pour faire simple, dans le premier cas, on peut taxer allègrement ; dans l’autre, il ne faut pas abuser.
La liberté est l’idée la plus ancienne. Dans cette conception, on règle ses impôts afin que la police nous protège, que l’armée nous défende, que les juges assurent la paix civile, etc. Cette vision contractuelle traverse les siècles. Au milieu du XVIIIe siècle, Montesquieu explique dans L’Esprit des lois que l’impôt est « une portion que chaque citoyen donne de son bien pour avoir la sûreté de l’autre ou pour en jouir agréablement ». En 1789, Mirabeau écrit que l’impôt est « une dette commune des citoyens, une espèce de dédommagement et le prix des avantages que la société leur procure ».
L’impôt doit-il être le même pour tous ?
IL EST DONC JUSTE, ici, que chacun paye sa part, car chacun profite des bienfaits de l’État. On peut établir, disent les économistes, une « équivalence » entre la contribution aux finances publiques et le bénéfice ou le bien-être procuré par l’administration. Logiquement, il n’est pas souhaitable de payer trop d’impôts, il faut en trouver le juste prix.
Quel est alors le montant à céder au fisc ? La question se complique. Dans le cadre d’une nation, il est impossible d’individualiser la dépense publique et d’en estimer comptablement tous les effets. Que vaut, en euros, l’avantage que mes collègues sachent lire, que mon commerçant puisse compter et que mes voisins ne me transmettent pas la variole ?
Ce n’est pas tout. L’un des pères du libéralisme, John Stuart Mill (1871) fait remarquer, dans une démonstration par l’absurde, que les pauvres ont sans doute davantage besoin de la protection offerte par les pouvoirs publics que les riches. Dès lors, ils devraient verser davantage d’impôts que les plus fortunés. Impensable, évidemment.
« Trop d’impôt tue l’impôt » ?
AUTRE DIFFICULTÉ. Si les plus démunis sont exonérés, la charge va reposer davantage sur ceux qui gagnent bien leur vie. Pour certains auteurs, cela n’est pas juste non plus. Il paraît immoral et décourageant de sanctionner le mérite ou l’effort, y compris quand le gain a été transformé en patrimoine. Au contraire, il est souhaitable que la puissance publique protège la belle maison que j’ai pu acquérir grâce à mon labeur, plutôt qu’elle ne m’oblige à la vendre. Une idée notamment défendue par John Locke au XVIIe siècle. D’une autre façon, trois cents ans plus tard, l’économiste Arthur Laffer martèlera que « trop d’impôt tue l’impôt » : plus l’on doit en payer, moins on accepte de le faire. Traduction, si l’on surtaxe les riches, ils s’en vont, lâchent leurs entreprises et font grimper le chômage : poussée trop loin, la justice fiscale produirait l’inverse de ce qu’elle promet (2).
Nous voilà dans une impasse : il ne faut pas trop prendre aux pauvres mais pas non plus aux riches. Pour sortir de ce casse-tête, un pan de la pensée anglo-saxonne préconise de taxer non pas les revenus mais la consommation, puisque c’est l’usage de l’argent, à travers les dépenses, qui concrétise les inégalités. Cette conviction fut partagée par le prix Nobel d’économie Nicholas Kaldor. Disciple de Keynes et conseiller des gouvernements travaillistes, ce Britannique a élaboré au milieu du XXe siècle un barème progressif de taxation de la consommation, assez complexe… qui n’a jamais vu le jour.
Les Droits de l’Homme s’en mêlent
L’IDÉE SEMBLE TRÈS MODERNE. Thomas Hobbes en avait défini le principe il y près de quatre siècles dans le Léviathan (1651) : « L’égalité d’imposition repose davantage sur l’égalité de ce qui est consommé que sur l’égalité de fortune de ceux qui consomment ces choses. Pour quelle raison en effet celui qui travaille beaucoup et qui, épargnant les fruits de son travail, consomme peu, serait-il plus imposé que celui qui, vivant à ne rien faire, a de faibles revenus et les dépense intégralement alors que l’un ne reçoit pas de la République plus de protection que l’autre ? Quand les impôts sont assis sur ce que les gens consomment, chacun paie également pour ce dont il use, et la République n’est pas frustrée par le gaspillage de certains particuliers ».
Mais revenons aux revenus et de ce côté-ci de la Manche. La Révolution française de 1789 changent la perspective : la vertu de l’impôt n’est pas seulement de financer le pays mais aussi d’instaurer l’égalité entre les citoyens et d’agir comme un ferment de la cohésion nationale. Par rapport aux théories antérieures, l’intention est en quelque sorte inversée. Ils inscrivent à l’article 13 de la Déclaration des droits de l’Homme : « Pour l’entretien de la force publique et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre les citoyens à raison de leurs facultés ».
Quand la noblesse et le clergé étaient exonérés de taille
ON PARLE ALORS de fiscalité redistributive. Jean-Jacques Rousseau, dans son Discours sur l’Économie politique (1755), en avait posé les bases : « L’imposition n’en doit pas être faite seulement en raison des biens des contribuables mais en raison composée de la différence de leurs conditions et du superflu de leurs biens ». Il faut préciser que, sous l’Ancien régime, les nobles et le clergé étaient exemptés de la taille, principal impôt direct, dont le montant était fixé arbitrairement.
Cette définition ouvre la voie à l’impôt progressif sur le revenu, souvent présenté comme le prélèvement la plus équitable, dont la philosophie fut élaborée dès 1792 par Condorcet. L’idée est subtile : sur une période donnée, chaque denier supplémentaire gagné par un individu est davantage taxé que le denier précédent. La justification ? Une énième augmentation est réputée moins utile pour subvenir à ses besoins que le salaire initial.
L’apogée de l’impôt progressif
IL FAUDRA ATTENDRE plus d’un siècle avant sa mise en oeuvre. Le premier barème est créé en France durant la Première Guerre mondiale, par le radical Joseph Caillaux. D’autres pays le mettent en place, dont les États-Unis. Le débat sur le caractère juste ou injuste de cet impôt se focalisera ensuite sur deux critères : combien de ménages en sont-ils exonérés, car désignés comme trop pauvres, et le taux supérieur est-il trop élevé ou pas assez ? Finalement, ces deux questions rejoignent les interrogations évoquées en amont, mais elles donnent cette fois-ci le moyen d’y répondre de manière adaptée, en fonction des circonstances politiques.
Dans la pratique, l’impôt progressif sur le revenu connaît son apogée dans la seconde moitié du XXe siècle. Ensuite, les besoins de financement des administrations explosent, du fait de crises économiques et de dépenses sans cesse renouvelées. Or l’alourdissement de l’impôt devient impopulaire… Pour faire face à leurs besoins, les États (singulièrement la France) relèvent d’autres prélèvements comme la TVA ou la CSG. Ceux-là sont moins égalitaires : le montant final de l’impôt est plus pénalisant pour une famille modeste que pour un foyer fortuné. Mais ces taxes sont réputées « indolores » car on ne se rend pas compte qu’on les paye. Tout en défendant la justice, le politique ne l’applique pas toujours.
N.P.
(1) comme le rappelle la revue Gestion et Finances publiques.
(2) Ce type d’analyse peut aussi conduire à une proposition radicalement différente : la flat tax, souvent défendue par la droite (elle figurait au programme d’Éric Ciotti à la primaire LR). Inventée par deux professeurs de Stanford, elle est supposée s’appliquer de manière uniforme à tous les revenus. En apparence, l’égalité est assurée. Dans la proposition des auteurs, le taux est de 19%. Mais ce niveau est particulièrement élevé, il provoquerait un alourdissement de la fiscalité pour la plupart des foyers. Et le reste à vivre deviendrait encore plus faible pour les plus pauvres.