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SOMMAIRE

La dette publique, un faux problème ?

La dette, par Brice Marchal
PAR LOU-EVE POPPER ET NICOLAS PRISSETTE

1 – LES FAITS

Macron veut régler le problème avant la présidentielle

Com­ment va-t-on rem­bour­ser 215 mil­liards d’euros, la fac­ture des aides publiques ver­sées durant la crise sani­taire ? La ques­tion est très poli­tique. Elle est de nature à inquié­ter les élec­teurs et elle forme une ligne de cli­vage entre les camps dans la pers­pec­tive de 2022. Emma­nuel Macron veut l’avoir trai­tée avant la cam­pagne pré­si­den­tielle pour évi­ter un piège ten­du par les oppositions. 

 

Un scé­na­rio se des­sine au sein de l’exécutif. Le ministre de l’Économie, Bru­no Le Maire, est favo­rable à un can­ton­ne­ment de la « dette Covid ». Les 215 mil­liards seraient iso­lés dans une caisse spé­ci­fique, comme le furent les dettes du Cré­dit Lyon­nais ou de la Sécu­ri­té sociale dans les années 1990. Cette démarche signi­fie que la France entend bel et bien rem­bour­ser ses créan­ciers. Dans ce cadre, le com­mis­saire au Plan Fran­çois Bay­rou pro­pose néan­moins de dif­fé­rer les rem­bour­se­ments à par­tir de 2030 (ce qui est déjà le cas en pra­tique) et d’en éta­ler le paie­ment sur trente ans. 

 

Res­te­ra tout de même à un affec­ter un finan­ce­ment. Lequel ? Bru­no Le Maire pro­met que ce ne sera pas un nou­vel impôt. Cet enga­ge­ment est mis en doute par LR, où l’on estime que le gou­ver­ne­ment n’aura pas le choix. Une autre voie est sug­gé­rée dans l’entourage du pré­sident de la Répu­blique : par­ta­ger les « dettes covid » au niveau euro­péen. Les pays de la zone euro ayant tous eu recours à l’emprunt, ils auraient inté­rêt à s’entendre pour apu­rer leur dette par un méca­nisme col­lec­tif, à débattre. La France met­trait ce sujet à l’ordre du jour en pre­nant la pré­si­dence tour­nante de l’UE en janvier.

 

À gauche, au contraire, on plaide pour une annu­la­tion par­tielle des créances. Notam­ment celles qui sont déte­nues par la Banque cen­trale euro­péenne. Cela ne coû­te­rait rien, défendent les Insou­mis, Tho­mas Piket­ty et d’autres éco­no­mistes, car cela revient à annu­ler une somme qu’on se doit à soi-même. Leurs contra­dic­teurs sou­lignent que le pro­cé­dé est tel­le­ment néga­tif qu’il entraî­ne­ra une défiance géné­ra­li­sée, aux consé­quences incon­trô­lables. La dette met ain­si en scène un cli­vage droite-gauche, dans un débat poli­tique très clas­sique depuis le XVIIIe siècle. 

 

Sur le plan éco­no­mique, la contro­verse semble injus­ti­fiée. Les grandes puis­sances, en réa­li­té, ne rem­boursent jamais vrai­ment leur dette. Elles ins­pirent suf­fi­sam­ment confiance aux créan­ciers (natio­naux ou étran­gers) pour emprun­ter sans cesse, rem­pla­çant un vieil emprunt par une nou­veau. Concrè­te­ment, seuls les inté­rêts sont payés, à des échéances de plus en plus longues et des niveaux actuel­le­ment très faibles – voire néga­tifs – grâce au sou­tien des banques cen­trales. La France est dans ce cas. Elle peut sans doute en pro­fi­ter encore, à moins d’un scé­na­rio catas­trophe qui ver­rait son éco­no­mie s’effondrer et ses com­pé­tences disparaître.

Bru­no Le Maire à Ber­cy, le 4 mars. Le ministre de l’É­co­no­mie pro­met de ne pas aug­men­ter les impôts pour rem­bour­ser la dette Covid (Pho­to by ERIC PIERMONT / AFP)

2 – LES DONNÉES

D’où vient l’argent et combien doit-on ?

 

Le niveau de la dette

Au 31 jan­vier, la dette de l’État s’élevait très exac­te­ment à 2.032.414.237.173 euros. Plus de 2.000 mil­liards, donc. En éco­no­mie, on rap­porte sou­vent ce mon­tant au Pro­duit inté­rieur brut (PIB, la richesse pro­duite en un an) pour en signi­fier le poids. En l’occurrence, la dette totale de la France repré­sente plus de 115% de son PIB, un niveau jamais atteint par le pas­sé. Ce ratio per­met d’établir des com­pa­rai­sons inter­na­tio­nales mais il ne donne pas d’indication sur les capa­ci­tés de remboursement. 

D’autres ratios per­mettent de mieux appré­hen­der le poids d’une dette. D’une part, le rap­port entre les emprunts annuels et les richesses annuelles. Durant la der­nière décen­nie, la France a emprun­té chaque année l’équivalent de 8% de ses richesses pro­duites. Avec la crise de 2020, ce rap­port est mon­té à près de 12%. D’autre part, le calen­drier de rem­bour­se­ment est déci­sif. La durée moyenne des emprunts est actuel­le­ment de 8 ans et 120 jours. Elle a ten­dance à se rac­cour­cir un peu. 

 

Son coût

La charge de la dette (le paie­ment des inté­rêts) coû­tait 45 mil­liards d’euros par an à l’État au début de la décen­nie 2010. Elle s’est ensuite allé­gée, à la faveur des baisses de taux d’intérêt de la Banque cen­trale euro­péenne. C’est un élé­ment déci­sif : la charge est ain­si pas­sée sous la barre des 40 mil­liards d’euros annuels en dépit de la crise, à la faveur de l’évolution des taux, faibles puis négatifs. 

 

Qui sont les créanciers

La dette fran­çaise est déte­nue pour moi­tié (51,3%) par des ins­ti­tu­tions étran­gères : banques cen­trales, fonds sou­ve­rains, grandes banques, etc. Leur part est aujourd’hui au plus bas depuis 2004 et elle devrait pas­ser sous la barre des 50% pro­chai­ne­ment. Elle n’a ces­sé de dimi­nuer depuis le milieu des années 2010, parce que la dette est rache­tée pro­gres­si­ve­ment par la Banque cen­trale euro­péenne. La BCE détient en ce début d’année entre 25% et 30% de la dette fran­çaise, selon des indi­ca­tions offi­cieuses (le chiffre exact n’est pas encore connu). Le reste est aux mains de struc­tures fran­çaises (assu­rances, banques…). C’est-à-dire, concrè­te­ment, qu’elle capte les éco­no­mies des épar­gnants, action­naires et socié­taires fran­çais de ces établissements. 

 

D’où vient l’argent

Les grandes banques, assu­rances et fonds pri­vés et publics cherchent en per­ma­nence à pla­cer l’épargne de leurs clients, qui est sur­abon­dante à l’échelle du globe. La dette fran­çaise leur offre un cadre qu’ils estiment sûr. Résul­tat, ils sont trop nom­breux à vou­loir ache­ter des titres d’emprunt tri­co­lores et ils acceptent même que ce pla­ce­ment ne leur rap­porte rien, voire leur coûte une part de la mise ! Depuis le début de l’année, les taux fran­çais sont en moyenne de ‑0,13%. Autre­ment dit, pour 1.000 euros prê­tés, les créan­ciers acceptent qu’on ne leur rende que 998,7 euros. Ce choix peut paraître irra­tion­nel mais il signi­fie que les autres pla­ce­ments poten­tiels (dans des entre­prises, par exemple) paraissent encore plus ris­qués aux yeux des investisseurs.

 

Par exemple, Ber­cy a fait un tour de table le 18 février pour obte­nir 10 mil­liards d’euros. Les créan­ciers, eux, étaient prêts ce jour-là à trans­fé­rer 23 mil­liards dans les caisses de l’État : tous n’ont donc pas pu réa­li­ser l’opération qu’ils vou­laient. Alors même que le taux d’intérêt pro­po­sé par la France était de 0% pour les rem­bour­se­ments à échéance 2026 et 0,5% pour 2029. 

Que proposent les partis d’opposition ?

Jean-Luc Mélen­chon et Clé­men­tine Autain à l’As­sem­blée, le 2 mars. Les Insou­mis demandent une annu­la­tion de la dette publique (Pho­to by Tho­mas COEX / AFP)

Les Répu­bli­cains sont divisés

Le par­ti a émis des pro­po­si­tions diverses pour gérer la dette. Sur une ligne « sociale », le numé­ro 2 du par­ti, Guillaume Pel­tier, estime que la dette Covid est « une dette de guerre » qui doit être trai­tée à part, en étant trans­for­mée en dette per­pé­tuelle ou bien en allon­geant le calen­drier de rem­bour­se­ment « à échéance de cent ans ». Elle pour­rait aus­si être rem­bour­sée par la créa­tion d’une taxe car­bone aux fron­tières de l’UE – pro­jet qui est actuel­le­ment à l’étude pour payer le plan de relance euro­péen. En gage de saine ges­tion vis-à-vis des mar­chés, le dépu­té du Loir-et-Cher pro­pose que la France s’impose des comptes à l’équilibre en 2030 (« une règle d’or bud­gé­taire ») et un plan de lutte contre les fraudes fis­cale et sociale (« une règle d’or anti-gas­pillage ») ain­si qu’une res­tric­tion des aides sociales aux étrangers. 

Une ligne « rigo­riste » est, elle, incar­née par Eric Woerth, qui insiste sur les efforts néces­saires de mai­trise des dépenses publiques. Pas ques­tion pour l’ancien ministre du Bud­get de can­ton­ner la dette Covid dans une caisse spé­ci­fique. Ce serait « un arti­fice inutile et dan­ge­reux », explique-t-il. Selon lui, une telle option ren­drait iné­luc­table la créa­tion d’un impôt pour remettre cette caisse à flots.

Le PS veut taxer les Gafa et les riches

Le pre­mier secré­taire du PS Oli­vier Faure entend mettre à contri­bu­tion « les pro­fi­teurs de la crise ». Il cite dans cette caté­go­rie les Gafam, les labo­ra­toires phar­ma­ceu­tiques et la grande dis­tri­bu­tion « qui se sont enri­chis for­te­ment » durant la période récente. L’an der­nier au prin­temps, le groupe PS à l’Assemblée natio­nale avait pro­po­sé dans une tri­bune au JDD de lever un impôt sur « les 1% de contri­buables qui concentrent aujourd’hui près de 20% de la richesse natio­nale ». S’y ajou­te­raient une nou­velle tranche d’impôt sur le reve­nu, une réforme des pré­lè­ve­ments sur les gains de l’épargne, une res­tau­ra­tion de l’ISF, une hausse des droits de suc­ces­sion, des mesures contre l’optimisation fis­cale des entre­prises au niveau euro­péen…  Tout en pré­ci­sant : « Les 99% citoyens qui ne par­ti­ci­pe­ront pas à cet « effort de paix » ne doivent pas être exo­né­rés d’une réflexion au long cours sur une réforme en pro­fon­deur de notre fis­ca­li­té, notre style de vie ou encore notre modèle de développement… »

LFI, favo­rable à l’annulation 

La France insou­mise est le prin­ci­pal défen­seur d’une annu­la­tion de la dette. « Per­sonne ne paie­ra jamais la dette publique », assure-t-il. Jean-Luc Mélen­chon s’en est lon­gue­ment expli­qué sur son blog dès avril 2020. Le lea­der des Insou­mis a un plan en deux temps. D’abord, ce qu’il appelle « la petite annu­la­tion ». Il s’agirait de conver­tir les emprunts fran­çais déte­nus par la Banque cen­trale euro­péenne en rente per­pé­tuelle à taux nul (un oxy­more). Autre­ment dit, cette dette n’aurait plus de sens. Mélen­chon veut ensuite appli­quer la même recette aux autres déten­teurs des emprunts fran­çais. Il consi­dère que « une fois sou­la­gé de la dette, on peut pla­ni­fier la redé­fi­ni­tion de la façon de pro­duire et d’échanger, de l’énergie, des infra­struc­tures publiques et ain­si de suite. Et on peut réem­prun­ter ». Il ne dit pas quel créan­cier il envi­sa­ge­rait de sol­li­ci­ter après une telle opé­ra­tion. Par ailleurs, le can­di­dat à la pré­si­den­tielle pro­pose que l’État prenne l’argent des Livrets A et qu’il sup­prime les avan­tages fis­caux de l’assurance-vie pour les épar­gnants qui détiennent des titres d’entreprises étrangères. 

Marine Le Pen, pour le remboursement

La patronne du RN, can­di­date à la pré­si­den­tielle, a chan­gé son dis­cours. Elle ne conteste plus les règles finan­cières de la zone euro, qu’elle jugeait inad­mis­sibles au nom de l’indépendance de la France. Son pro­pos est deve­nu ortho­doxe. « Une dette doit être rem­bour­sée. Il y a là un aspect moral essen­tiel. À par­tir du moment où un État sou­ve­rain fait appel à une source de finan­ce­ment exté­rieure, sa parole est d’airain », a‑t-elle écrit dans une tri­bune au jour­nal l’Opinion. Et d’insister : « La signa­ture France sera pré­ser­vée et confor­tée ». Ce chan­ge­ment de doc­trine peut s’expliquer par tac­tique élec­to­rale. Il cor­res­pond à la volon­té de ras­su­rer l’électorat des seniors, qui vote rela­ti­ve­ment moins pour son par­ti que d’autres tranches d’âge. Tou­jours natio­na­liste, le RN veut que la dette soit davan­tage déte­nue par des inves­tis­seurs français. 

Une forte hausse de l’endettement chez nos voisins

Le per­son­nel de l’hô­pi­tal Del Mar, à Bar­ce­lone, pro­mène une patiente, le 4 mars (Pho­to by LLUIS GENE / AFP)

Ce sont des chiffres qui donnent le tour­nis. Selon les don­nées d’Eurostat, de nom­breux États membres de l’UE se sont mas­si­ve­ment endet­tés pour per­mettre à leurs éco­no­mies de tenir face à la crise. À l’échelle de la zone euro, le ratio de la dette publique par rap­port au Pro­duit inté­rieur brut (PIB) s’établissait à 97,3 % fin sep­tembre, contre 85,8 % un an plus tôt.

Entre mars et juin 2020, soit au moment du défer­le­ment du Covid-19 en Europe et des pre­miers confi­ne­ments, les pays qui ont vu leur niveau de dette publique aug­men­ter le plus sont Chypre (+ 17,1 points de pour­cen­tage), la France (+ 12,8), l’Italie (+ 11,8), l’Espagne (+ 11,1), la Croa­tie et la Bel­gique (+11 cha­cune), la Slo­va­quie (+10,6) et la Grèce (+10,5). Des pays dont les éco­no­mies, pour la plu­part, dépendent beau­coup du tou­risme. Même l’Allemagne, pour­tant connue pour son aver­sion à la dépense, a été contrainte de des­ser­rer les cor­dons de la bourse. D’après Euro­stat, au troi­sième semestre 2020, la dette publique alle­mande s’élevait à près de 70 % de son PIB, bien loin donc de la règle bud­gé­taire euro­péenne des 60 % qu’elle res­pec­tait, à peu de choses près, un an plus tôt. D’autres pays de l’UE ont été rela­ti­ve­ment épar­gnés par la crise du prin­temps, comme l’Estonie, la Bul­ga­rie ou encore le Luxembourg.

Par­mi ceux qui ont le plus souf­fert, l’Espagne obtient une triste pre­mière place. Dans ses Pré­vi­sions de l’économie mon­diale publiées en octobre 2020, le FMI anti­ci­pait une aug­men­ta­tion du taux de chô­mage (16,8 %) et un recul du PIB espa­gnol de 12,8 %, fai­sant de ce pays l’économie avan­cée la plus tou­chée par la crise sani­taire en Europe. L’endettement à grande échelle ne résout pas tout. Certes, notre voi­sin peut tou­jours se finan­cer sur les mar­chés de capi­taux inter­na­tio­naux : « En 2020, l’Espagne a emprun­té pour dix ans à des taux néga­tifs, elle peut conti­nuer à s’endetter sans pro­blème », explique l’économiste Eric Berr. 

Mais le prix éco­no­mique et social est d’autant plus éle­vé que cette éco­no­mie est essen­tiel­le­ment tour­née vers les ser­vices et le tou­risme. En 2019, ce sec­teur repré­sen­tait 10,3 % du PIB, selon le World Tra­vel and Tou­rism Coun­cil. Résul­tat : alors que mi-février l’Espagne fai­sait face à des taux de conta­mi­na­tion éle­vés, le gou­ver­ne­ment de Pedro Sàn­chez avait pré­fé­ré opter pour des confi­ne­ments loca­li­sés, avec des niveaux de res­tric­tions dépen­dant des régions. 

Le Pacte de stabilité européen remis en chantier

Déjà près de trente ans : en 1992 était signé le Trai­té de Maas­tricht, lequel impo­sait aux États membres le res­pect de règles bud­gé­taires com­munes. Ces dis­po­si­tions, reprises dans le Pacte de sta­bi­li­té et de crois­sance (PSC), étaient les sui­vantes : le défi­cit public et la dette publique des pays ne devaient pas dépas­ser 3 % et 60 % du pro­duit inté­rieur brut (PIB). 

 

En mars 2020, les cri­tères ont volé en éclats avec la crise éco­no­mique et sociale pro­vo­quée par le coro­na­vi­rus. Les États ont sus­pen­du les règles pour emprun­ter mas­si­ve­ment, afin de finan­cer les plans de chô­mage par­tiel et les aides aux entre­prises et aux ménages. Pour la pre­mière fois, les Vingt-Sept se sont éga­le­ment mis d’accord pour lever de la dette sur les mar­chés finan­ciers au nom de l’UE, per­met­tant ain­si de déblo­quer un plan de relance de 750 mil­liards d’euros.  

 

L’UE a déci­dé début mars que le Pacte de sta­bi­li­té serait sus­pen­du jusque fin 2022. En outre, une consul­ta­tion s’ouvre pour sa réécri­ture. « Notre mes­sage est que le sou­tien bud­gé­taire doit se pour­suivre aus­si long­temps que néces­saire », explique le vice-pré­sident de la Com­mis­sion, Val­dis Dombrovskis. 

 

En France, le secré­taire d’État aux Affaires Euro­péennes Clé­ment Beaune a expli­qué dans un entre­tien à l’AFP : « On ne pour­ra pas remettre en place le Pacte de sta­bi­li­té tel qu’on l’a connu aupa­ra­vant parce que la crise est pas­sée par là, parce que nous sommes dans une période où il fau­dra, encore plus qu’avant la crise, inves­tir pour nos éco­no­mies ». Un dis­cours repris par le Por­tu­gal, qui assure jusqu’en juin 2021 la pré­si­dence du Conseil de l’Union euro­péenne. Le ministre des Finances Joao Leao a ain­si esti­mé qu’ayant « vécu deux fois en dix ans des crises qui ne sur­viennent nor­ma­le­ment qu’une fois par siècle, nous devons repen­ser nos règles bud­gé­taires ».

 

Le com­mis­saire euro­péen à l’économie Pao­lo Gen­ti­lo­ni avait recon­nu en février que « la sta­bi­li­té demeure un objec­tif essen­tiel, mais la néces­si­té de sou­te­nir la crois­sance et, en par­ti­cu­lier, de mobi­li­ser l’é­norme volume d’in­ves­tis­se­ment que réclame la lutte contre le chan­ge­ment cli­ma­tique est tout aus­si pres­sante ». 

 

Publié le 20 octobre 2020, le rap­port annuel du comi­té bud­gé­taire euro­péen (EFB), un organe de consul­ta­tion indé­pen­dant de la Com­mis­sion euro­péenne, contri­bue au débat. Celui-ci pré­co­nise que le seuil de 60% soit rele­vé. L’organe consul­ta­tif estime par ailleurs que le plan de relance vali­dé par les États membres, qui est pour le moment tem­po­raire, pour­rait être un pre­mier pas vers un fond bud­gé­taire euro­péen permanent. 

Argentine, Grèce, États-Unis… Quand la dette déclenche des crises, ou pas

 

Par le pas­sé, cer­tains pays se sont retrou­vés en défaut de paie­ment. D’autres ont réus­si à résor­ber leur dette par eux-mêmes. 

 

En 2001, la situa­tion de l’Argentine est catas­tro­phique. Le pré­sident Nés­tor Kirch­ner par­vient cepen­dant, en 2005, à obte­nir de la plu­part de ses créan­ciers un effa­ce­ment de 70 % de leurs titres. Une vic­toire qui per­met ensuite au pays de remon­ter la pente. Grâce notam­ment à des expor­ta­tions fruc­tueuses, l’Argentine par­vient à faire ren­trer des devises étran­gères et notam­ment le dol­lar, la mon­naie dans laquelle elle s’est endet­tée. Avec la crise finan­cière de 2008, le pays replonge tou­te­fois dans les dif­fi­cul­tés. Sous le man­dat du conser­va­teur Mau­ri­cio Macri (2015–2019), l’État argen­tin est à nou­veau contraint de récla­mer l’aide finan­cière du FMI. 

En 2010, la Grèce se déclare inca­pable de sub­ve­nir à ses besoins. Des prêts sont alors accor­dés au pays par les ins­ti­tu­tions inter­na­tio­nales contre des réformes struc­tu­relles, jugées par leurs oppo­sants comme des réformes d’austérité. En 2015, les élec­tions portent au pou­voir le par­ti d’Alexis Tspi­ras qui réclame à ses prin­ci­paux créan­ciers – la Troï­ka, for­mée alors de la BCE, du FMI et de la Com­mis­sion euro­péenne – d’alléger les règles bud­gé­taires. Mais rien n’y fait. Après cinq mois de négo­cia­tions, l’économie grecque est mise sous tutelle : toute déci­sion bud­gé­taire et fis­cale est sou­mise à l’accord préa­lable de la Troï­ka avant d’être pré­sen­tée au Par­le­ment. Cette sur­veillance s’est ache­vée en 2018.

Aux États-Unis, l’endettement atteint des som­mets lors des deux conflits mon­diaux. Pour autant, la Seconde Guerre mon­diale est finan­cée par des emprunts à taux d’intérêt très faibles. Et dans l’immédiat après-guerre, les États-Unis béné­fi­cient encore de taux d’intérêt réels néga­tifs (c’est-à-dire des taux d’intérêt qui prennent en compte l’inflation). Asso­ciés à une forte crois­sance de l’économie, ils ont per­mis de réduire rapi­de­ment le niveau d’endettement. 

Le Japon est un cas par­ti­cu­lier. Sa dette s’élevait, en 2019, à 240 % du PIB. Pour autant, le pays conti­nue d’emprunter sans que soit ques­tion­née sa sol­va­bi­li­té. La rai­son ? Ses créan­ciers sont des natio­naux. La dette est en effet très lar­ge­ment déte­nue par la banque cen­trale japo­naise ain­si que par des ins­ti­tu­tions finan­cières et des com­pa­gnies d’assurance nip­pones. Résul­tat : le pays ne craint pas de se retrou­ver sous l’emprise d’investisseurs étran­gers qui pour­raient, en cas de panique, pla­cer leur argent dans d’autres pays. « Par ailleurs, l’État japo­nais peut théo­ri­que­ment jouer sur la fis­ca­li­té, par exemple en aug­men­tant les impôts de ses créan­ciers natio­naux afin de ren­for­cer la sou­te­na­bi­li­té de la dette publique », explique l’économiste Eric Berr . 

3 – L’ÉCLAIRAGE DE L’ÉCONOMIE

Annuler la dette ?

Par Jean-Marc Daniel, professeur à l’ESCP

L’augmentation de la dette publique en France est spec­ta­cu­laire. Elle tan­gente 120% du PIB et devrait atteindre 2.675 mil­liards d’euros à la fin de l’année. Un débat est né sur les moyens de répondre aux angoisses que cette aug­men­ta­tion sus­cite. Faut-il annu­ler cette dette, le peut-on ? L’histoire et l’économie nous four­nissent des réponses.

 

Pour cer­tains, il convien­drait d’émettre un emprunt per­pé­tuel comme on le fai­sait naguère, la der­nière émis­sion datant de 1949 en France. Ce pro­ces­sus consiste pour l’État à ver­ser des inté­rêts ad vitam au créan­cier, sans jamais lui rem­bour­ser le mon­tant ini­tia­le­ment prê­té (appe­lé le principal). 

 

Or la dette publique est déjà per­pé­tuelle, en pra­tique. En effet, quelle que soit la durée des emprunts, les États se contentent en réa­li­té de ver­ser des inté­rêts aux créan­ciers. Depuis le début du XIXe siècle, aucun cré­dit n’est ins­crit dans leur bud­get pour le rem­bour­se­ment du prin­ci­pal, ce que l’on appelle son amor­tis­se­ment. Chaque fois qu’un emprunt arrive à échéance, il est immé­dia­te­ment rem­pla­cé par un nou­vel emprunt. 

L’enjeu de la dette pour un État n’est donc pas son rem­bour­se­ment stric­to sen­su mais sa charge, c’est-à-dire le mon­tant des inté­rêts à ver­ser chaque année. Pour la réduire, deux pistes s’ouvrent : main­te­nir des taux d’intérêt bas ou bien annu­ler tout ou par­tie de l’emprunt. 

La pre­mière option est d’ores et déjà à l’œuvre dans les pays déve­lop­pés depuis la crise finan­cière de 2009. Elle est favo­ri­sée par la poli­tique moné­taire des banques cen­trales, que l’on appelle quan­ti­ta­tive easing. L’idée que la banque cen­trale doive sou­la­ger les États d’une charge deve­nue très lourde n’est pas nou­velle. Aux États-Unis, elle a été enté­ri­née dans les sta­tuts de 1978 de la Réserve fédé­rale amé­ri­caine (1). 

Faut-il envi­sa­ger d’aller au-delà et en venir à la seconde option ? Doit-on « faire ban­que­route » pour reprendre le voca­bu­laire d’autrefois ?  Le coût pren­drait deux formes : une forme éco­no­mique et une forme poli­tique. Sur le plan éco­no­mique, on assis­te­rait à une aug­men­ta­tion immé­diate des taux d’intérêt des nou­veaux emprunts – signe d’une défiance accrue des créan­ciers pro­vo­quée par la déci­sion de les pri­ver de leurs avoirs – voire à une impos­si­bi­li­té d’émettre de nou­velles dettes. En 2011, la Grèce a annu­lé, après négo­cia­tions avec ses créan­ciers, 30% de sa dette publique. Elle n’a plus pu emprun­ter sur les mar­chés pen­dant huit ans. 

Pour qu’une annu­la­tion ne péna­lise pas l’État, il fau­drait qu’il n’ait tout sim­ple­ment plus besoin d’emprunter ; c’est-à-dire que ses comptes (hors charge de la dette) soient équi­li­brés. Cet équi­libre dit pri­maire est la condi­tion sine qua non pour une ban­que­route éco­no­mi­que­ment réus­sie, sans consé­quences financières. 

Or, en 2019, avant même la crise sani­taire, le défi­cit pri­maire fran­çais était proche de 60 mil­liards d’euros (alors que l’Italie, sou­vent mon­trée du doigt, déga­geait un excé­dent pri­maire). Autre­ment dit, la condi­tion éco­no­mique est loin d’être rem­plie, sauf à ima­gi­ner une ampu­ta­tion des dépenses ou une flam­bée des impôts. 

Sur le plan poli­tique et social, une annu­la­tion se heur­te­rait à la réac­tion plus ou moins vio­lente des épar­gnants spo­liés. Le gou­ver­ne­ment pour­rait certes les accu­ser d’être des ren­tiers, c’est-à-dire de « s’enrichir en dor­mant » et invo­quer, selon une expres­sion d’un obs­cur éco­no­miste ger­ma­no-argen­tin du nom de Sil­vio Gesell, reprise et popu­la­ri­sée par Keynes, la néces­saire « eutha­na­sie des rentiers ». 

Mais l’histoire a mon­tré que cette « eutha­na­sie » n’était pas sans consé­quences.  Le « ren­tier eutha­na­sié » – c’est-à-dire l’épargnant rui­né – par la ban­que­route ou l’inflation, est sen­sible aux dis­cours en faveur de l’ordre. La der­nière ban­que­route orga­ni­sée en bonne et due forme en France qui remonte à 1797 ser­vit de jus­ti­fi­ca­tion au coup d’État de Bona­parte en 1799. Ce der­nier fon­da dans la fou­lée la Banque de France en 1801 et mis un terme à la car­rière poli­tique de Domi­nique Ramel, le ministre des finances de 1797. Quant à la ruine de l’épargnant alle­mand dans les années 1920, elle l’a conduit à joindre ses voix aux chô­meurs de la crise de 1929 pour por­ter les nazis au pouvoir. 

La ban­que­route reste, pour reprendre un dis­cours de sep­tembre 1789 de Mira­beau, « hideuse ». Le pre­mier Grand Homme à entrer au Pan­théon s’écriait face aux par­ti­sans d’une annu­la­tion  : « Croyez-vous, parce que vous n’a­vez pas payé, que vous ne devrez plus rien ? Croyez-vous que les mil­liers, les mil­lions d’hommes qui per­dront en un ins­tant, par l’ex­plo­sion ter­rible ou par ses contre­coups, tout ce qui fai­sait la conso­la­tion de leur vie, et peut-être leur unique moyen de la sus­ten­ter, vous lais­se­ront pai­si­ble­ment jouir de votre crime ? » 

Ce refus d’une faillite d’État a pris une forme de solen­ni­té dans la Consti­tu­tion de la IIe Répu­blique, qui sti­pule dans son article 14 : « La dette publique est garan­tie. Toute espèce d’en­ga­ge­ment pris par l’É­tat avec ses créan­ciers est invio­lable ». De nos jours, où tout res­pon­sable public se sent en devoir de se décla­rer avec emphase « répu­bli­cain », on devrait se sou­ve­nir des prin­cipes des ancêtres de 1848 !

Conscients de ces limites, les défen­seurs actuels d’une annu­la­tion de la dette limitent leur pro­jet à la part déte­nue par « le sys­tème euro­péen de banques cen­trales », c’est-à-dire par la Banque cen­trale euro­péenne et les banques cen­trales de la zone euro. Pour la jus­ti­fier, ils affirment que la baisse induite du ratio appa­rent d’endettement ras­su­re­rait les mar­chés et les opi­nions, per­met­tant d’emprunter à nou­veau pour finan­cer des plans de relance qu’ils appellent de leurs vœux. 

Ce rai­son­ne­ment appelle une obser­va­tion qui l’invalide. En réa­li­té, le béné­fice éco­no­mique d’une telle déci­sion serait nul. Car le fait qu’une banque cen­trale détienne de la dette publique de son pays équi­vaut déjà pour celui-ci à une annu­la­tion de ses charges. En effet, selon le fonc­tion­ne­ment usuel d’une banque cen­trale, les inté­rêts per­çus par elle sont ren­dus à son action­naire qui n’est autre que l’État endet­té qui vient de les lui ver­ser ! (2)

Au bout du compte, l’annulation pose des ques­tions qui ne sont pas éco­no­miques : au nom de quoi fra­gi­li­ser le sys­tème euro­péen de banques cen­trales en dés­équi­li­brant son bilan (avec la dis­pa­ri­tion d’une par­tie de ses actifs) ? Pour­quoi enga­ger un bras de fer avec nos par­te­naires euro­péens sur le sta­tut de la dette déte­nue par chaque banque cen­trale puisque, d’ores et déjà, ses consé­quences finan­cières sont annu­lées ? Par ailleurs, la popu­la­tion serait-t-elle ras­su­rée par une baisse de l’endettement affi­ché ou bien serait-elle inquiète de voir la parole publique trahie ? 

(1) Ceux-ci pré­cisent en effet qu’elle a trois mis­sions : « Main­te­nir en moyenne une crois­sance des agré­gats moné­taires et de la quan­ti­té de cré­dit com­pa­tible avec le poten­tiel de crois­sance de la pro­duc­tion, de manière à tendre vers les objec­tifs sui­vants : un taux d’emploi maxi­mum ; des prix stables ; des taux d’intérêt à long terme peu élevés. »

(2) les inté­rêts sont en effet ver­sés à la banque natio­nale et non pas à la BCE. La BCE et les banques natio­nales consti­tuent ensemble le « sys­tème euro­péen de banques centrales ».

MAKING-OF

Nous sommes par­tis de ques­tions simples : d’où vient l’argent, que doit-on rem­bour­ser exac­te­ment ? Nous avons regar­dé les chiffres, éta­bli les com­pa­rai­sons, recher­ché les argu­ments par­ti­sans, etc. Un grand écart nous est alors appa­ru entre le débat poli­tique, fon­dé à droite comme à gauche sur la peur pro­vo­quée par la mon­tagne de dette, et ce que dit l’é­co­no­mie, bien plus rassurant. 

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